A Los Angeles, le père Loomis (Donald Pleasance) réunit une équipe de scientifiques dans une église à l'abandon pour leur révéler un secret millénaire. Dans la crypte, se trouve un container dans lequel sommeille depuis des millions d'années une entité malveillante, baignant dans un liquide verdâtre en perpétuel mouvement. Tandis qu'à l'extérieur, des clochards menaçants encerclent progressivement la bâtisse, à l'intérieur la force maléfique se réveille.


Prince des ténèbres a été conçu au préalable par John Carpenter comme le second opus d'une trilogie de l'apocalypse. Ecoeuré par l'échec de son précédent film (le pourtant génial Jack Burton dans les griffes du Mandarin), le réalisateur aura claqué un temps la porte des grands studios pour se tourner vers une production plus modeste (et ceci est un euphémisme, le film n'a coûté qu'un million et demi de dollars, un budget dérisoire et ridicule, absolument inenvisageable à notre époque).


A y regarder de plus près, Prince des ténèbres réunit les contextes de Assaut et The Thing pour aboutir à une oeuvre éminemment angoissante. Ici, Carpenter enferme à nouveau un groupe de protagonistes, contraint de se barricader dans un endroit sinistre pour se préserver d'une armée d'agresseurs extérieurs aux motivations indéterminées. Le fait est que le lieu n'a rien d'un refuge idéal vu qu'il contient justement la source des diverses manifestations extérieures remarquées depuis le début du film.


Dès son exposition, Carpenter instille habilement une ambiance des plus angoissantes et plonge ses personnages dans un climat d'inquiétante étrangeté. Ainsi, la métropole de Los Angeles ne se résume ici (budget oblige, peut-être) qu'à de maigres coupes de lointains buildings se détachant sur un horizon crépusculaire. Expurgeant son récit du moindre trait d'humour (si ce n'est à travers la répartie d'un des personnages), le réalisateur favorise une atmosphère dépressive à la faveur d'une succession d'éléments déstabilisants parcourant l'exposition de l'intrigue. Avant de se retrouver prisonniers de la bâtisse, les divers protagonistes remarquent un changement subtil dans le comportement de certains individus (les déshérités anonymes hantant les artères de la ville) et surtout dans la prolifération inquiétante d'insectes à travers le paysage urbain. Ce sont d'abord des légions de fourmis au pied d'un arbre sur lequel la caméra de Carpenter lorgne furtivement. Une fourmilière me direz-vous, rien d'exceptionnel. D'accord pour ce coup-ci. Puis alors qu'un des protagonistes est confortablement assis devant sa télé, la caméra nous révèle une succession de blattes parcourir l'arrière du poste de télévision, révélés à notre vue mais demeurant à l'abri du regard du personnage. Les dernières manifestations d'insectes achèvent d'apporter l'élément anxiogène à l'ensemble : une clocharde demandant l'aumône au prêtre révèle au dernier moment son visage constellé de bestioles, une armée de vers recouvre les vitres de l'église assiégée.
Puis, de simple élément secondaire ajoutant à l'ambiance anxiogène, les insectes deviennent également hostiles quand une armée de cafards dévore littéralement un des protagonistes du film devant ses amis.


Après une longue exposition "cafardeuse", le réalisateur de Assaut et The Thing enferme à nouveau ses personnages dans une unité de lieu restreinte, assiégée de l'extérieur et contaminée de l'intérieur.
Car peu à peu, l'entité en sommeil dans la crypte de la bâtisse sacrée réunit ses légions autour de sa prison et prépare le monde à son réveil. Les clochards, parce qu'ils sont relégués au ban du système et n'ont plus aucune identité sociale, cèdent les premiers à l'asservissement de leur maître, lequel s'apprête à changer radicalement la face du monde en le plongeant dans l'Apocalypse. A l'intérieur de l'antique sanctuaire, la bataille fait également rage entre les protagonistes et leurs compagnons infectés, possédés par l'entité maîtresse qui peu à peu semble elle-même s'incarner et prendre corps à travers l'une d'entre eux, plongée dans un profond sommeil. Durant celui-ci, l'aspect de la jeune femme endormie se dégrade horriblement, sa chair cède sous l'oppression malveillante et son corps finit par devenir le réceptacle de l'entité antédiluvienne. Lorsque la possédée émerge de son réveil, ce n'est plus elle qui ouvre les yeux mais le démon ayant à jamais pris possession de son corps pour s'incarner dans notre monde.


Le Mal chez Carpenter est loin d'être une notion abstraite, mais est au contraire une réalité tangible qui corrompt la chair et asservit les esprits. Le Mal est la figure absolue de l'oppresseur dans toute son horrible splendeur, cet oppresseur qui parcourt l'essentiel de l'oeuvre du réalisateur, qu'il soit d'origine extra-terrestre, surnaturelle ou simplement humaine.


Mais il serait simpliste de résumer Prince des ténèbres à un énième film d'horreur et de possession tant le réalisateur va plus loin dans son discours. Carpenter se montre ici plus pessimiste que jamais et n'hésite pas à bouleverser les certitudes de chacun des protagonistes tout en interrogeant les nôtres. Qu'ils soient scientifiques ou hommes d'église, aucun de ces personnages ne semblent en mesure d'endiguer la propagation du Mal. Leurs valeurs s'effondrent peu à peu lorsque la puissance de leur antagoniste les poussent à reconsidérer leurs points de vue. Ainsi les scientifiques se rendent comptent que les règles de la physique ne s'appliquent pas au pouvoir de cette entité qui défie toute logique, et le vieux prêtre quant à lui, totalement désespéré, se met à envisager l'existence d'un Anti-dieu potentiellement plus puissant que le Dieu chrétien auquel il a voué sa vie.


Prince des ténèbres propose alors un questionnement pertinent sur le fond de nos certitudes et sur la manière dont on ne les remet jamais en cause. Une angoisse foncièrement existentielle que l'on retrouve à l'écran dans le concept d'inversion induite par le miroir, un élément tout autant symbolique qu'il nous confronte à notre propre image inversée. Carpenter s'en sert même comme d'un argument science-fictionnel, en en faisant un potentiel portail spatio-temporel débouchant sur un avenir situé après l'apocalypse. Un avenir subtilement esquissé à travers ce cauchemar récurrent hantant les protagonistes dans leur sommeil, ceux-ci n'y voyant finalement qu'une silhouette inquiétante se découper dans l'encadrement d'un porche d'église (leur église ?).


Au cours du siège, les enjeux se précisent et le rythme implacable, haletant, et de plus en plus désespéré, précipite les survivants dans une ultime bataille pour contrer le prince des ténèbres et l'avènement de son règne.
Le tout s'achemine alors vers un épilogue tétanisant en forme de fin ouverte. Pas une de celle appelant une quelconque suite, non. Car de suite ici, il ne peut y en avoir. Carpenter cristallise ses enjeux apparemment résolus à travers un simple plan laissé en suspens, abandonnant le spectateur stupéfait devant l'écran tout en l'invitant à se questionner sur ce qui a bien pu se produire par la suite. Une fin de métrage qui aura longtemps hanté le très jeune spectateur que j'étais lorsque je découvris le film pour la première fois, l'un de mes premiers films d'horreur et l'un de mes premiers plaisirs de fantasticophile.


Au final, Carpenter s'imposait à travers son Prince des ténèbres comme le parfait héritier cinématographique de Lovecraft dans le sens où la peur ne vient ici non pas de ce qui nous est révélé mais plutôt de ce qui reste dans l'ombre, de l'entité indescriptible, indicible. D'où la particularité des plus grands films d'horreur de s'appuyer sur l'art de la suggestion pour provoquer le sentiment d'angoisse et de peur.


Ainsi, bien que fauché et s'appuyant sur le bon vieux système D pour produire ses effets, Carpenter tirait le meilleur de son expérience pour réaliser l'un des films les plus angoissants de l'histoire. N'allez pas croire que le faible budget de cette série B d'exception soit à un seul instant visible à l'écran (mais certains effets ont vieillis certes). Et c'est là une autre particularité de ce Prince des ténèbres. Là où le métrage, s'il avait été emballé par un quelconque autre réalisateur, aurait probablement révélé ses failles budgétaires, Carpenter lui, ne laisse rien transparaître. Ce film est ainsi la preuve évidente de son immense talent pour transcender une oeuvre et porter le genre vers des cimes visionnaires.


Sublime, angoissant, parsemé de séquences et de plans qui imprimeront à jamais la rétine du spectateur, Prince des ténèbres s'avère être une totale réussite, un chef d'oeuvre du film d'horreur et l'un des meilleurs films de son auteur. Un joyau noir que je recommande absolument à tout retardataire.

Buddy_Noone
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le 24 nov. 2014

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