Yasujiro Ozu est l'auteur d'un cinéma non ''spectaculaire'', focalisé sur des existences triviales et déroulant des actions limpides, attaché aux vécus et aux pensées exercées. On peut parler de formalisme anti-théâtral (comme Bresson sans les ''leçons'' -rarement assumées-, du moins dans le postulat). Ozu présente des familles japonaises, les mutations dans la société et la vie des gens. En exercice depuis 1927 (Le Sabre de la pénitence) et reconnu [dans son pays] presque dès le départ, il épure de plus en plus son style au début des années 1950 (donnant alors son opus le plus fameux, Voyage à Tokyo). Printemps précoce (1956) fait partie de ces opus minimalistes. Il est centré sur la dérive d'un couple et raconte le « destin des salariés ».


Ces derniers sont peu à plaindre concernant la sécurité matérielle, pourtant à moins d'être en situation de disette ou de guerre civile, il sont aussi peu à envier. Ces employés sont cernés et cerclés, leurs vies sans perspectives ni marges de manœuvres. Dans leurs cocons confortables et impersonnels, ils ressemblent à des hamsters qui sauraient policer leurs besoins. Pendant deux heures et demi ils occupent l'écran pour évoquer leurs soucis quotidiens, leurs petites santés, leurs petites occupations. Beaucoup d'intendance de nature sociale, relationnelle. Une femme dit à une autre, à propos des immeubles les encerclant, qu'ils ne laissent même pas passer de « courant d'air ». Les plaintes émises sont petites et sans suite, leur vocation n'est que de remplir les conversations, à peine de soulager.


Que tout soit tellement 'tracé' n'est pas déprimant en soi – ce serait presque une affaire de goût. Ce qui est pénible c'est d'être captif de chemins de vie obtus. Évasion zéro + production zéro : dans l'ici et maintenant en se faisant écraser par le réel, d'une manière très différente de celle des attentistes ou des pourceaux hédonistes. Chacun vie les mêmes choses, connaît peu de variations jusque dans son foyer : reste quelques petites coucheries au maximum (précisément dans le cas de Shoji, une jolie idylle mais lasse dès le départ). Les mœurs 'libérées', timidement et en marge, apparaissent comme un dérivatif fébrile, soulignant à la fois l'immaturité de cette génération pour un réveil global et l'affadissement des récréations accessibles aux bons et loyaux serviteurs de la société.


L'égalité sociale est parfois triste. Le confort, le consumérisme simple, prennent le relais de l'Histoire, du mouvement, même des grands élans dangereux ou extravagants qu'induiraient quelques idéaux, quelques fois ou quelques combats. Ces comportements de vie rigides et nonchalants sont des symptômes. Derrière le surplace général, du 'vide' erratique ; pas encore de fatigue, mais un abrutissement tel qu'il pousse vers le dépassement par le bas, vers la sortie par les aménagements de sa brave et stupide petite existence. On est pas forcément un cancrelat propret par facilité ou par peur, on l'est aussi par la débilité subjuguante de son environnement ; on est pas nécessairement un soumis piteusement dévergondé par choix ou volonté, car après tout on a pas attendu les soviétiques pour faire avec les stocks autorisés.


Le propos est universel en cela, car ils sont partout, les petits outils de la grande machine, dont le sens leur échappe. Ils sont partout, les vermisseaux gentils, dévoués par nécessité. Printemps précoce reflète le vécu subjectif de masses d'otages de la modernité occidentale (sens large), l'envol des traditions et la vacuité galopante, malgré le gain en diversions efficaces et divertissements. Dans Printemps précoce, l'adhésion à une dynamique claire, l'appartenance heureuse, le lien à la nature et à ses cycles n'existent pas ; il n'y a que la participation 'de fait' à une société rouillée, en tout cas si on se tient à la hauteur des protagonistes. Ils ont plus ou moins conscience de cette stérilité. Poisson rouge (surnom de Kaneko), l'amante de Shoji, est incisive sur la condition de ses concitoyens et sur celle des femmes ; sa lucidité s'arrête là où commencent ses intérêts et ses sentiments.


À l'écoute de ses pulsions et de ses désirs, elle n'est conforme que pour des raisons d'habitude et de fonctionnalité, contrairement à ses camarades à l'écran, pour la plupart passés sous hypnose : blasés de leur proximité avec l'état de neutralité biologique et spirituelle ; en caricaturant, psychiquement anéantis et intégralement enchaînés à leurs devoirs, loisirs et inspirations automatiques. Lors de la séquence du 'tribunal' des mâles réunis autour de Poisson rouge l'allumeuse, les jugeurs sont plus préoccupés d'entretenir le flux penaud que de prendre en charge la situation. Au plus profond, ils sont dans l'évaluation molle, le réflexe mental coordonné par le sérail, c'est-à-dire la bande avec laquelle se pétrifient avec plus de certitude (séquence du 'jugement' des mâles réunis autour de Poisson rouge l'allumeuse). Mais où la subjectivité et les compulsions s'éteignent, des principes édifiants ont l'occasion de se faire entendre (au prix ou grâce à l'écrasement des outils humains).


La recherche du bonheur ou de la vie la plus saine et valable possible est alors éclairée. Paradoxalement, le salut peut consister à se réapproprier les schémas en place ou traditions ['absorbées'] en les investissant avec un goût retrouvé du défi : quand se dissiper ne mène à rien et faire la révolution est hors-de-propos, s'en tenir à ce qu'on connaît ou ce qu'on tient, pour y jeter toute son énergie, toute sa puissance et son amour, est la meilleure chose à faire. Vient donc le moment où vous participez indirectement et activement, non plus passivement et sans états d'âme, au ronron collectif. Dans un monde qui change loin de lui, Shoji n'a rien de mieux à faire que de regonfler ses acquis, en d'autres termes retourner vers sa femme ; et peut-être, commencer à vivre pleinement là où il est déjà, c'est-à-dire là où la vie devrait s'exercer.


https://zogarok.wordpress.com/2016/05/10/printemps-precoce-ozu/

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le 10 mai 2016

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