L’intrigue policière subit chez Antonioni un traitement assez similaire que chez Modiano ou auteurs du Nouveau Roman. Volontairement désincarnée, très formaliste, elle épure les passions pour prendre une dimension métaphysique et existentielle.
La question essentielle n’est pas tant de savoir dans quelles affaires louches trempait l’homme que remplace Nicholson après l’avoir trouvé mort, mais la raison pour laquelle il dédide de tout plaquer et de devenir cet autre.
Profession : reporter est un film sur le renversement : le champ / contre-champ est un motif récurrent. Lors de l’interview durant laquelle le sorcier retourne la caméra sur le reporter, par exemple. Ou de la réponse de Locke/Robertson aux questions de Maria Schneider, en voiture sur les origines de sa fuite : « Turn your back to the front seat » lui permettant de voir le décor avalé, les arbres défilant vers un point de fuite qui sans cesse se dérobe. Ce qu’il fuit est là : ce n’est rien, c’est tout.
Le travail de délitement du récit se met en place subtilement et déjoue les attentes policières et d’espionnage annoncées au départ. La quête n’est finalement qu’une fuite en avant, vers des décors de plus en plus arides, à savoir un retour symbolique vers le désert et la chambre d’hôtel initiale où l’on pourra mourir, probablement en paix, du moins avec la satisfaction d’avoir vécu.
Car le reporter ne pouvait plus rapporter les propos des autres et voulait trouver un sens, une croyance, peu importe laquelle. « He believed in something, that’s what you wanted, don’t you ? »
Cette précipitation volontaire dans le mystère et la confusion, dans le dessein fébrile d’enfin vibrer peut être comprise comme le manifeste d’Antonioni sur son programme esthétique de mise en scène.
On pourra d’autant plus regretter certains appuis verbaux un peu didactiques et programmatiques dans les échanges entre Schneider et Nicholson, notamment celui sur l’aveugle.
Toujours aussi attentif à l’architecture, (le personnage de Maria est d’ailleurs une étudiante en architecture) au cœur du film avec de longues virées en Espagne, chez Gaudi à Barcelone ou dans les blancheurs d’Almeria, le réalisateur soigne ses cadres et place ses personnages avec minutie au centre d’un paysage complexe, alternant les vides du désert et les lignes saturées de la ville. L’échappée de Locke par le funiculaire, un vol au-dessus de la mer, est un de ces instants suspendus que reproduira le majestueux plan séquence final de 7 minutes. D’une lenteur maniaque, il permet l’extraction de la chambre d’hôtel et des barreaux de la fenêtre pour une tournoyante virée externe permettant de regarder la mort en face. Le champ et contre champ désormais unifiés par un seul mouvement circulaire permettent une fusion virtuose et magistrale de la forme et du propos, la mort et la délivrance, la quête achevée, le regard libéré.
Sergent_Pepper
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Plastique et formaliste, Psychologique, Drame, Les plus belles claques esthétiques et Les meilleurs road movies

Créée

le 22 sept. 2013

Critique lue 2.4K fois

94 j'aime

3 commentaires

Sergent_Pepper

Écrit par

Critique lue 2.4K fois

94
3

D'autres avis sur Profession : reporter

Profession : reporter
Alligator
4

Critique de Profession : reporter par Alligator

Je n'ai pas accroché. Pourtant il y avait de quoi : Nicholson, le désert, l'Andalousie et Barcelone. Je débutais le film avide. Je le termine à vide. Antonioni n'est pas un médiocre question cadre,...

le 11 févr. 2013

25 j'aime

6

Profession : reporter
Travellings
10

Être à l'image, c'est exister.

Alors que la mise au point s'effectue lentement sur le rose du crépuscule hispanique, qui vient lécher les murs blancs de l'hôtel de la Gloria - plan final par-dessus lequel commence à défiler le...

le 11 juin 2018

22 j'aime

12

Profession : reporter
CREAM
8

Bored to death

Les films d'Antonioni se divisent en deux catégories : ceux tournés en Italie et ceux tournés en dehors de l'Italie, ce film appartient à la seconde catégorie. Tout démarre dans le désert lorsque...

le 8 mai 2011

19 j'aime

Du même critique

Lucy
Sergent_Pepper
1

Les arcanes du blockbuster, chapitre 12.

Cantine d’EuropaCorp, dans la file le long du buffet à volonté. Et donc, il prend sa bagnole, se venge et les descend tous. - D’accord, Luc. Je lance la production. On a de toute façon l’accord...

le 6 déc. 2014

774 j'aime

107

Once Upon a Time... in Hollywood
Sergent_Pepper
9

To leave and try in L.A.

Il y a là un savoureux paradoxe : le film le plus attendu de l’année, pierre angulaire de la production 2019 et climax du dernier Festival de Cannes, est un chant nostalgique d’une singulière...

le 14 août 2019

715 j'aime

55

Her
Sergent_Pepper
8

Vestiges de l’amour

La lumière qui baigne la majorité des plans de Her est rassurante. Les intérieurs sont clairs, les dégagements spacieux. Les écrans vastes et discrets, intégrés dans un mobilier pastel. Plus de...

le 30 mars 2014

617 j'aime

53