Gus Van Sant est l'un des rares cas de cinéastes à avoir réussi son transfert à Hollywood, qui généralement broie les personnalités comme les cinéastes, pour au contraire s'affirmer comme un véritable auteur une fois franchies les portes dorées des studios. Après plusieurs films plutôt indépendants et réussis, il réalise le magnifique To Die For en 1995, suivi de Good Will Hunting en 1997, son plus gros carton au box-office, avant de s'attaquer en 1998 à un projet de fou furieux, un remake plan par plan du Psycho d'Alfred Hitchcock.
Qu'est-ce qui peut motiver un cinéaste à refaire un film à l'identique ? Car si celui-ci est en couleurs, si les acteurs sont évidemment différents et si l'époque est réactualisée, il s'agit bien du même film. A l'exception de quelques détails propres à Van Sant – érotisation masculine lors de la scène d'ouverture, Alan Bates se masturbant en épiant Marion Crane, plus quelques plans très rapides à la limite du subliminal, en insert, lors des séquences de meurtres, un ciel où les nuages défilent à une vitesse folle, une vache, une femme nue et masquée -, chaque mouvement de caméra, chaque dialogue, chaque plan est identique au film d'Hitchcock. Il serait d'ailleurs intéressant, pour s'amuser à les comparer, de les visionner simultanément sur deux écrans côte à côte.
Ce film n'est pas à considérer comme une vulgarisation du cinéma d'auteur, comme une version light et en couleurs offerte aux spectateurs feignants et conformistes refusant aujourd'hui de visionner du noir et blanc et pouvant ainsi jouir des grands films dans des versions réactualisées. C'est même tout le contraire. Psycho 98 est plus à appréhender comme une œuvre d'art contemporain, limite art abstrait, dont le point principal de réflexion serait la question de re-création.
Le fait de refaire Psycho a comme conséquence première d'exhiber le film original d'un imaginaire et poussiéreux musée du chef-d'œuvre intouchable. Par l'intermédiaire de Van Sant, le film d'Hitchcock revit, dialogue à nouveau avec ses spectateurs et continue d'agir comme œuvre en mouvement. Il faut bien admettre également que si le film de Van Sant n'existe que grâce à celui d'Hitchcock, et pour cause, être spectateur du Psycho 98 n'a d'intérêt que si l'on connaît le premier. Van Sant s'adresse donc à un spectateur intelligent, doté de mémoire cinéphilique et capable d'établir des correspondances, ce qui est terriblement gratifiant et constructif.
Mais Psycho 98 soulève aussi et surtout une question fondamentale en ce qui concerne le cinéma moderne, celle du maniérisme. Le cinéma américain actuel n'existe presque plus qu'au travers de la référence à outrance et du clin d'œil répété. Sans émettre aucun jugement de valeurs, que leurs films soient convaincants ou non, des cinéastes tels que Brian De Palma, Quentin Tarantino, les frères Coen ou Tim Burton, pour ne citer qu'eux, passent leur temps à revisiter le passé, à lancer des grands coups de coude au spectateurs et, au fil du temps, le procédé commence un peu à se mordre la queue pour déboucher sur une stérilité créative assez évidente. Qui aujourd'hui est capable de dessiner l'avenir du cinéma hollywoodien ? Quels sont, à part le maniérisme justement, mais celui-ci est en fin de course depuis un moment, les nouveaux courants émergents ? Ne serait-il pas nécessaire et sain d'abandonner ce systématisme du second degré qui, à force, engendre stérilité et conformisme plutôt que création ?
Gus Van Sant semble répondre à toutes ces questions avec Psycho, en réalisant l'œuvre maniériste ultime, celle au-delà de laquelle il est impossible d'aller. On ne peut pas, bien évidemment, aller plus loin dans l'intertextuel qu'en refaisant un film plan par plan. A partir de là, il va bien falloir réfléchir, inventer à nouveau, quitte à retrouver, pourquoi pas, une certaine forme de classicisme et de premier degré qui commencent à manquer cruellement à Hollywood, si l'on veut que le cinéma demeure un champ d'exploration.
Cette année sortent deux films de Gus Van Sant : Gerry, son film antonionien qui aurait enfin trouvé un distributeur, et Elephant, récompensé à Cannes par les deux prix les plus prestigieux, la Palme d'Or et celui de la mise en scène. Des bruits courent annonçant que le cinéaste préparerait un second remake de Psycho et que celui-ci, plus libre dans sa forme, se déroulait dans la scène punk-rock new-yorkaise du début des années 80. Encore un projet de dingue, surtout lorsque l'on considère cet acharnement pour le film d'Hitchcock, véritable matrice de création (il n'y a donc pas que De Palma à être gravement affecté). Si son Psycho de 98 restera dans l'histoire du cinéma entre autres pour annoncer la fin d'un genre, le maniérisme, gageons que le prochain sera le début de quelque chose et annoncera les prémices d'un cinéma en devenir. Car si Hollywood se met à suivre Gus Van Sant, le cinéma américain a de beaux jours devant lui.