"On peut imaginer qu’à l’instant où Jean-Luc Godard a tenu entre ses mains cette image de ciel ennuagé, empreint autant que traversé par un logo d’une géométrie souple et conquérante, il ait eu la vision simultanée de deux images et que cela ait suffi à l’idée d’un film. D’emblée, le logo devenant le satellite qu’il suggère, de sorte que sa forme imprégnée de mots s’élance d’un bord à l’autre de la Terre ; puis l’image d’un visage de femme venant en place du logo emplir le ciel pour s’y métamorphoser au gré des mouvements supposés des nuages, grâce aux transformations instantanées que la vidéo favorise. De là, peut-être, aussitôt, grâce à l’appui des deux images, l’envol simultané de deux histoires dont le croisement prendrait en écharpe deux siècles pour dire le destin des âmes et des corps à travers l’odyssée de la matière, et ressaisir ainsi dans la virtualité des nouveaux pouvoirs de l’image la puissance unique du cinéma et de son histoire.

Godard a dit et redit que le cinéma devait tout au montage, son «beau souci». Il a dit aussi que le cinéma était un art du xixe siècle accompli au cours du xxe. Monter une histoire extraordinaire d’Edgar Poe (The Power of Words, 1845), pur dialogue métaphysique donnant au film son titre, avec un roman policier de James Cain (The Postman always Rings Twice, 1934) évidemment déjà porté au cinéma, associer ainsi littérature, philosophie et fiction populaire pour servir la technologie du téléphone, c’est se donner l’espace le plus juste pour penser la machine-cinéma projetée entre son passé et son futur. Mais trouver dans l’ouverture d’une nouvelle de science-fiction d’Alfred Van Vogt (Defence, 1947) les premiers mots du film, à l’instant où l’on voit de la pellicule passer et repasser dans les tambours d’une table de montage, alors même que la vidéo a déjà travaillé d’emblée tous les rythmes et les passages d’images, c’est stupéfiant d’exactitude et de hasard contrôlé. « Dans les entrailles de la planète morte, un antique mécanisme fatigué frémit. Des tubes émettant une lueur pâle et vacillante se réveillèrent. Lentement, comme à contrecœur, un commutateur, au point mort, changea de position.» J’ai longtemps pensé que ces phrases, si accordées à l’image montrée et à la pensée du dispositif, étaient les seules que Godard devait avoir écrites – merci à Michael Witt de m’avoir détrompé. Il n’y a dans Puissance de la parole aucun de ces mots en trop par lesquels le cinéma récent de Godard s’abîme trop souvent dans des propositions mal contrôlées. Il n’y a que des mots (à peine adaptés) retranchés à trois textes, dans lesquels étincellent tour à tour le génie à l’état pur du prophétisme romantique et les évidences codées du romanesque, creusés de leurs irrémédiables nostalgies mutuelles (ne serait-ce que par la transformation fatale de l’un des deux anges masculins de Poe en jeune femme).

De là, s’ouvre l’espace qui permet à la vidéo de retravailler à l’extrême toutes les modalités d’alternance entre les deux histoires et, à l’intérieur de chacune, entre les plans qui les composent – beau souci décuplé du montage, jusqu’à la demi-trame induisant des quasi-simultanéités, portant les effets d’alternances à leur plus haute intensité. Godard mêle ainsi, dans les vingt-cinq minutes de ce film industriel de commande, D. W. Griffith et Dziga Vertov, Fritz Lang et Stan Brakhage. Il y associe aussi, comme la technologie du téléphone-satellite et la théorie atomiste de Poe l’y conduisent, les mots et les images, sans plus se soucier de l’hégémonisme des uns ou du caractère ineffable des autres. Il les transforme, théoriquement, les uns dans les autres (comme il le faisait matériellement dans Numéro deux). Il invente ainsi un poème-récit souverain, un essai sur les données immédiates et la mémoire du cinéma-vidéo parlant comme avenir.

Dans un article récent, riche d’observations fines et de suggestions, Luc Moullet, dont je partage rarement les convictions, disait que soixante-neuf visions de Puissance de la parole n’en avaient pas épuisé pour lui les richesses. Il disait aussi que ce film si peu vu, quasiment jamais télédiffusé, «figure parmi les dix films de l’histoire du cinéma»."

P_A_N
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le 10 mai 2023

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