"Nous atteignons avec la famille communautaire endogame le couronnement de la mutation patrilinéaire qui, partie de la zone la plus dynamique au IIIe millénaire avant l’ère commune, la Mésopotamie, a trouvé son point d’aboutissement dans la même région, l’actuel Irak, devenu terrain de manœuvre pour l’armée américaine après des siècles d’assoupissement historique. Que s’est-il donc passé dans cette région du monde qui avait inventé la primogéniture ? Existe-t-il un rapport entre patrilinéarité et arrêt de l’histoire ?
Les sociétés qui ont fini de se modeler selon le principe patrilinéaire ont en effet vécu un long et lent cycle tragique. Après avoir tout inventé - l’écriture, l’État, la première réflexion écrite sur la mort avec l’épopée de Gilgamesh, la première globalisation économique de l’âge du bronze -, elles se sont bloquées. Ce grand assoupissement, qu’on observe ensuite en Chine et en Inde, en Afrique en l’absence de l’écriture mais dans des sociétés qui maîtrisaient le fer, est l’un des grands mystères de l’histoire. Peut-être le grand mystère de l’histoire. Pour ma part, je l’explique par l’abaissement du statut des femmes.
Les régions les plus avancées du monde sont tombées dans un piège. La première étape du développement familial, la famille souche, qui abaisse un peu le statut de la femme, permet une grande efficacité éducative et économique. La famille souche a été inventée pour transmettre - l’écriture, l’artisanat, l’art de la guerre aussi bien que les terres. Ne plus oublier les compétences acquises, c’est bénéficier d’un avantage compétitif et acquérir, dans un premier temps, un surcroît de dynamisme. Ainsi qu’on l’a vu plus haut, au sein même de la famille souche, le statut de la femme, au fil du temps, s’abaisse et le système familial se rigidifie. Cette tendance a été observée en Allemagne et au Japon. On peut imaginer le déroulement de la même séquence en Mésopotamie ou en Chine. Mais, dans ces lieux d’invention de la famille souche, la transformation a été plus loin, la communautarisation par les clans nomades a refermé le piège.
Les sociétés qui se privent d’un contribution pleine et entière de la moitié de la population - les femmes, en première ligne pour l’éducation des enfants - ne peuvent rester dynamiques. J’avais examiné dans L’Enfance du monde (1984) le rapport entre structures familiales et niveau de développement, me penchant en particulier sur la vitesse d’alphabétisation des sociétés. J’avais analysé les systèmes familiaux selon deux critères : le niveau d’autoritarisme dans la relation parents-enfants et le statut des femmes. J’étais arrivé à la constatation empirique que les systèmes familiaux dans lesquels les rapports parents-enfants étaient autoritaires - en bon enfant de Mai 1968, j’en étais fort marri - et le statut des femmes encore relativement élevé - aucun conflit là avec mes préférences - étaient les plus efficaces sur le plan éducatif (c’est une autre façon de décrire la famille souche allemande ou la famille communautaire matrilinéaire des Nayars du Kerala). Les systèmes nucléaires avaient, pour leur part, une excellente capacité d’absorption de l’innovation. Et les systèmes communautaires patrilinéaires, avec leur statut des femmes très abaissé, étaient à la traîne, à l’exception du russe, protégé par son statut des femmes resté élevé. Je n’ai aucune raison de réviser ces conclusions, si ce n’est d’ajouter cette nuance que la capacité autonome de rigidification de la famille souche permet d’expliquer le blocage social et économique, à un niveau éducatif élevé, de l’Allemagne et sans doute du Japon, avant que la révolution industrielle amorcée par l’Angleterre plus nucléaire et flexible socialement relance, sous pression concurrente, ces deux pays dans un développement rapide.
J’ai quand même avancé dans ma compréhension du mécanisme de blocage des sociétés par la communautarisation patrilinéaire. L’oppression des femmes reste au cœur du processus d’extinction du dynamisme social, mais j’ai fini par admettre que l’individu-femme n’était pas seul enfermé par le principe patrilinéaire. Dans la famille communautaire patrilinéaire, tout le monde est enfermé. Les femmes, bien sûr. Mais les hommes aussi. Le clan infantilise tous ses membres et les hommes peut-être plus encore que les femmes.
Cette idée permet de résoudre un paradoxe moderne : les femmes issues de systèmes patrilinéaires et complexes peuvent percevoir les hommes portés par les systèmes familiaux américain ou français, féministes, comme tout à faits masculins. Tout simplement parce que les hommes issus de systèmes familiaux nucléaires et bilatéraux, quand bien même ils seraient terrorisés par les femmes de leur pays, sont habitués à décider et agir en tant qu’individus. Les mâles collectivement dominants d’un système patrilinéaire, non ; ils présentent à l’opposé une capacité de décision individuelle plus faible. Un Français pourra donc apparaître raisonnablement viril, par comparaison avec les hommes formés par un système patrilinéaire. Nous sommes ici proches d’une solution à l’un des paradoxes offerts par la culture américaine, qui juxtapose des images simultanément fortes de la femme et de l’homme. L’individualisme pur en explique en partie l’origine.
Le même raisonnemment, inversé, peut être appliqué au statut de la femme en régime matrilinéaire. Nous allons observer des femmes désindividualisées par un système qui les traite pourtant en vecteurs de la transmission des biens. Dans The Status of Women in Preindustrial Societies, Martin King Whyte a montré que l’existence de la matrilocalité ou de la matrilinéarité coïncidait, pour plusieurs variables, avec un statut de la femme plutôt élevé. Mais si l’on regarde attentivement le tableau qui mesure cet effet pour le contrôle sur la propriété, la valeur accordée à la vie des femmes, à leur travail, à leur capacité à vivre des rituels collectifs, on constate que les systèmes matrilocaux font mieux que les systèmes matrilinéaires. Pourquoi ? La matrilocalité (qui inclut ici matrilocalité et uxorilocalité) peut correspondre à des systèmes nucléaires tempérés, peu intégrateurs de l’individu dans la famille large. Dans le cas de la matrilinéarité, en revanche, si le statut et les biens passent effectivement, du point de vue généalogique, par les femmes, ce rôle de vecteur n’empêche pas qu’elles soient diminuées, en tant qu’individus, ne représentant que des pièces dans un système qui les dépasse. Tout comme les hommes en système patrilinéaire. En système matrilinéaire, l’autorité masculine revient en théorie au frère, et le surcroît de liberté des femmes résulte le plus souvent d’une tension entre prédominance du mari et prédominance du frère. La patrilinéarité ou la matrilinéarité abaissent l’individu, homme ou femme.
Les sociétés qui ont innové sur le plan familial n’ont évidemment pas eu conscience du risque qu’elles prenaient. La famille souche, avec sa première patrilinéarité, fut d’abord une invention efficace. Jusqu’aux Grecs et aux Romains inclus, les peuples avancés ont considéré que la domination masculine était la modernité. Un historien latin comme Tacite (La Germanie) ou un ethnographe grec comme Strabon (Géographie) considéraient un statut des femmes élevé comme un signe sûr de sous-développement.
Placée au bout du monde, l’Europe occidentale a échappé, pour l’essentiel, à la patrilinéarité. Ce retard fut sa chance. Le Moyen-Orient lui a transmis ce qui définit la civilisation : l’agriculture, l’écriture, la ville, l’État. A manqué la patrilinéarité, dont l’absence a fini par permettre l’ascension ultime de l’Europe du Nord-Ouest."
[...]
« Pour une intersectionnalité généralisée
Nous en arrivons à la troisième notion liée au concept de genre, celle d’intersectionnalité. Reprenons la définition Wikipédia, qui, comme celle de la théorie du genre donnée plus haut, présente l’intérêt de proposer un usage communément admis. « L’intersectionnalité, y lit-on, étudie les formes de domination et de discrimination non pas séparément, mais dans les liens qui se nouent entre elles, en partant du principe que les différenciations sociales comme le genre [on voit l’association au concept de « genre », on aurait tout aussi bien pu dire le « sexe »], la race, la classe ou l’orientation sexuelle ne sont pas cloisonnées, ou encore les rapports de domination entre catégories sociales ne peuvent pas être entièrement expliqués s’ils sont étudiés séparément les uns des autres. L’intersectionnalité entreprend donc d’étudier les intersections entre ces différents phénomènes.»
La notion remonte à 1989 et à un article de l’universitaire féministe afro-américaine (noire ?) Kimberlé Crenshaw. Cet article juridique mettait en évidence un problème dans la lutte contre les discriminations aux États-Unis : une femme noire ne pouvait attaquer en procédure qu’en tant que femme ou en tant que Noire, mais pas les deux à la fois. L’obligation du choix, dans le système judiciaire américain, permettait de la débouter en tant que Noire si les hommes noirs n’étaient pas concernés par la discrimination qu’elle dénonçait, ou en tant que femme si les femmes blanches ne rencontraient pas le même problème.
Le croisement des catégories est une approche indispensable. Combiner les concepts, comme se propose de le faire l’intersectionnalité, est une méthode bienvenue. Cependant, le parallélisme entre la France et les États-Unis évoqué par le graphique 1.6, et que semble charrier le terme, témoigne d’un malentendu : il perpétue, dramatise même une incapacité française à comprendre ce que sont les femmes noires dans l’inconscient américain.
Les Français ont en effet beaucoup de mal à concevoir la centralité de l’obsession raciale aux États-Unis. Outre-Atlantique, même lorsqu’on n’en parle pas, l’opposition Noir-Blanc est là, aussi structurante que le haut et le bas, le jour et la nuit, l’homme et la femme. En Amérique, si l’on s’inquiète de l’affaiblissement du père au sein de la famille, on pense d’abord à la famille noire. Toute opposition catégorielle est susceptible de renvoyer au découpage blanc/noir. Je vais donner un exemple extrême, fictionnel. Prenons un roman d’anticipation de Philip K. Dick, auteur californien, Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? et son adaptation cinématographique Blade Runner par Ridley Scott, réalisateur britannique. Leur problème explicite est : qu’est-ce qu’un homme ? qu’est-ce qu’un androïde ? Le roman et le film sont tous deux magistraux, mais opposés dans leurs conclusions. Le roman juge négativement les androïdes, non-humains, y compris l’héroïne Rachel ; le film de Ridley Scott aboutit à la conclusion inverse, parce que la mort, au fond, est commune aux deux espèces pensantes, en quatre ans pour les androïdes, un peu plus pour les hommes. L’évolution du livre au film n’est pas trop difficile à interpréter si nous remplaçons le mot « androïde » par le mot « noir ». Si la société américaine se met à réfléchir sur la définition de l’humain, on peut en effet être à peu près sûr qu’il s’agit, de façon implicite, de l’humain noir. Lorsque le roman de Dick paraît, en 1966, l’année qui suit les émeutes de Watts à Los Angeles, les Noirs ne sont pas des hommes parmi les hommes. Quand le film sort, en 1982, les classes moyennes américaines s’efforcent de le penser.
Soyons plus précis : plus encore que les Noirs, on trouve au cœur du système mental américain la femme noire. Le racisme, fondamentalement, se mesure par le refus d’avoir des enfants avec une femme du groupe dominé, aussi intelligente et belle soit-elle. Si, sur longue période, le taux de mariage des hommes noirs avec des femmes blanches est aux États-Unis de l’ordre de 10 %, le taux de mariage des femmes noires avec des hommes blancs est inférieur à 2 %, cinq fois plus faible. Ces chiffres doivent être regardés avec prudence parce que ce qui caractérise surtout les femmes noires, c’est le non-mariage, la famille monoparentale. Si l’on parle de famille monoparentale aux États-Unis, que ce soit explicite ou non, on est, de nouveau, ramené à la catégorie de la femme noire, centre de gravité, je l’ai dit, de l’inconscient national.
Le concept originel d’intersectionnalité est donc bien adapté à la description des États-Unis. Il mériterait cependant d’être élargi. Pourquoi n’envisager que la face « dominée » du problème ? On parle certes des mâles dominants blancs, pour les dénoncer, mais pourquoi ne pas étudier aussi les cas, contradictoires en eux-mêmes pour ce qui concerne la domination, des femmes blanches ou des hommes noirs ? Je propose le développement d’une intersectionnalité généralisée qui s’intéresse à tous les croisements, qu’ils soient harmoniques sur l’axe de la domination (femmes noires doublement discriminées, hommes blancs doublement privilégiés) ou dysharmoniques (femmes blanches sexuellement dominées mais racialement dominantes et hommes noirs sexuellement dominants mais racialement dominés). Pour montrer l’utilité de cette intersectionnalité généralisée, je vais brièvement étudier le vote de ces diverses catégories lors de l’élection présidentielle américaine de 2020.
Si l’on refuse le concept intersectionnel, on va seulement constater que, du côté des hommes, Trump et Biden sont presque au même niveau, avec Trump à 49 % et Biden à 48 %, et que les femmes font apparaître une différence importante : Trump tombe à 43 % et Biden monte à 56 %. On en déduira un peu vite que les femmes américaines sont globalement plus à gauche et plus progressistes que les hommes, conclusion juste, mais partielle et d’un intérêt limité si l’on veut vraiment saisir la dynamique du système politique américain.
Heureusement, nous avons reçu le message de l’intersectionnalité et nous l’appliquons. Les Noirs, les deux sexes confondus, ont voté à 87 % pour Biden, mais les femmes noires à 91 % et les hommes noirs à seulement 80 %. On relève 8 % de trumpistes côté femmes noires et 18 % côté hommes noirs, différence qui est plus que du simple au double. Comment l’interpréter ? Nous retrouvons, avec des niveaux différents, un écart entre femmes noires et hommes noirs déjà observé pour les mariages mixtes, qui était de 2 % contre 10 %. Nous avons donc ici confirmation que les femmes noires sont au cœur du dispositif ségrégatif aux États-Unis, plus enfermées encore dans le vote démocrate que les hommes noirs. La plus grande liberté de vote républicain des hommes noirs (très relative) semble comme une prolongation de leur plus grande liberté de mariage dans la communauté majoritaire (très relative aussi). La notion d’intersectionnalité nous permet ici de mettre en rapport taux de mariages mixtes et vote.
Mais allons plus avant et, conformément à notre projet d’une intersectionnalité généralisée, qui ne se contente pas d’examiner les dominés et la superposition des dominations (le fait d’être femme, le fait d’être noire), appliquons aussi le concept aux femmes blanches et aux hommes blancs (tout en gardant à l’esprit que notre esquisse exclut les Latinos et les Asiatiques, dont le vote explique assez largement la majorité de Biden). Les femmes blanches semblent changer de couleur politique et virent au rouge : le vote Trump est majoritaire chez elles à 55 %, avec un vote pour Biden à 43 % seulement. Chez les hommes blancs, Trump est à 58 % et Biden à 40 %. On note donc un petit écart selon le sexe, mais beaucoup plus faible chez les Blancs que chez les Noirs. L’application du concept intersectionnel (généralisé) aux dernières élections américaines nous révèle donc que, dans le groupe blanc dominant, le clivage sexuel a peu d’importance. La notion de race est en fait plus déterminante dans le vote aux États-Unis que la notion de sexe, mais les femmes noires sont effectivement plus dominées que les hommes noirs.
Intersectionnalité française
Qu’en est-il, à présent, de l’intersectionnalité en France ? Dans un excellent article paru dans Libération, Sonya Faure a relevé l’impact spécifique du concept d’intersectionnalité dans le milieu universitaire français, avant même sa diffusion dans la sphère politique. Cette passion universitaire a cependant, je pense, du mal à identifier les dominés dont elle a besoin. Les femmes noires françaises ne font en effet pas l’affaire. D’abord, parce que leur poids dans la société n’est pas assez lourd. Surtout, parce qu’elles ne sont pas l’objet d’une exclusion comparable à celle des femmes noires américaines. Si l’on prend le critère décisif du mariage mixte, on observe pour les femmes originaires du Sahel un taux d’exogamie de 38 %, c’est-à-dire dix-neuf fois celui des femmes noires américaines.
On pourrait chercher, sans le trouver plus, un équivalent français aux femmes noires américaines dans les femmes d’origine maghrébine. Mais, à nouveau, le taux élevé d’exogamie (41 % pour les femmes d’origine algérienne) invalide d’emblée la comparaison.
Dans le cas de la France, la notion de race se révèle peu utile et l’on a du mal à superposer, pour les femmes, les manières d’être discriminées. En fait, être une femme atténue la discrimination ethnique, religieuse ou raciale en France. Mais si nous ne nous contentons pas d’utiliser l’intersectionnalité pour « révéler la pluralité des discriminations de classe, de sexe et de race » mais pour révéler aussi la pluralité des dominations de classe, de sexe et de race, nous pouvons identifier le tout nouveau pouvoir idéologique des femmes éduquées supérieures, celles-là mêmes dont certaines ont adopté avec enthousiasme le concept d’intersectionnalité.
Nous avons mentionné, dans l’introduction, la prédominance des femmes dans l’éducation supérieure. Dans la suite du livre, nous tenterons de réfléchir à l’articulation entre le niveau éducatif et le sexe, et ses implications idéologiques. On comprendra alors mieux le succès de la notion d’intersectionnalité à l’université, désormais lieu de matridominance et l’un des centres de gravité du nouveau pouvoir idéologique. Je n’aurais jamais atteint cette notion de matridominance idéologique sans l’intersectionnalité. Elle est devenue pour moi, plus qu’une technique de recherche, une vérification indispensable. Elle m’a permis d’échapper au masculinisme de ma formation d’historien, qui ne voyait dans les sociétés humaines que des acteurs hommes. J’ai appris à recenser, dans notre société en transformation rapide, les nombres respectifs de femmes et d’hommes dans les divers secteurs de la vie sociale, à croiser sexe et classe comme automatiquement. Dans les métiers, bien sûr, mais aussi dans la production idéologique et la recherche, ce qui me conduira à écrire, par exemple : x % des auteurs de cet ouvrage collectif sur la sorcellerie ne sont pas seulement des éduqués supérieurs mais aussi des femmes, y % des rédacteurs de cette étude de l’OCDE sur les LGBT ne sont pas seulement des éduqués supérieurs mais aussi des femmes, z % des chercheurs de cet institut de recherche sont des femmes. Je n’indique pas tout de suite ces chiffres pour laisser au lecteur le plaisir de la découverte, en situation. »
[...]
"Hommage aux anthropologues femmes
Pour bien mesurer la débâcle intellectuelle qu’a provoquée l’introduction du concept de genre en anthropologie, j’aimerais commencer par rendre hommage, de façon non exhaustive, aux anthropologues femmes qui ont été essentielles à mon travail depuis ma formation à l’anthropologie sociale à Cambridge. Cette liste ne doit pas masquer l’écrasante prédominance masculine dans le champ, qui s’est atténuée toutefois rapidement à partir de la fin des années 1960, pour finalement laisser place à une prédominance féminine mais, malheureusement, à une époque où la notion de genre avait déjà désorganisé la recherche, chez les hommes comme chez les femmes de la profession.
Sur le plan de la formation générale, j’ai croisé l’œuvre de Ruth Benedict (1887-1948), dont le Patterns of Culture [http://classiques.uqac.ca/classiques/Benedicth_ruth/benedict.html], paru en 1934, est l’un des ouvrages de base de l’anthropologie culturelle américaine. Elle y montre comment les cultures zuni (sud-ouest des États-Unis), kwakiutl (côte ouest du Canada) et dobu (île proche de la Nouvelle-Guinée) modèlent des personnalités typiques qui ne représentent qu’une possibilité parmi d’autres de l’humain, et peuvent former des individus adaptés, déviants ou même rejetés.
Margaret Mead (1901-1978), a publié en 1949 Male and Female [https://archive.org/details/malefemale0000mead], ouvrage fondamental qui contient deux éléments essentiels pour nous dans cette étude : d’abord l’universalité de l’utilisation de l’opposition entre hommes et femmes dans l’organisation des sociétés, de manières très variées, ensuite l’hypothèse d’une anxiété masculine spécifique liée au caractère moins évident et direct de la contribution des hommes à la reproduction. Cette idée m’avait été transmise par ma mère alors que j’étais adolescent et je dois avouer que je la ressens toujours, au fond, comme une idée de ma mère.
Sans Audrey Richards (1899-1984) et son article « Some Types of Family Structure Among the Central Bantu » (1950), je n’aurais jamais compris quoi que ce soit à la variabilité des systèmes familiaux de la ceinture matrilinéaire africaine. Sur l’Afrique également, j’ai pu m’appuyer sur Lucy Mair (1901-1986), utilisant non seulement son livre d’introduction générale à l’anthropologie Marriage [https://archive.org/details/marriage0000lucy] (1971) mais surtout son inventaire African Societies (1974) [https://archive.org/details/africansocieties0000mair]. Sans Irawati Karve (1905-1970) et son Kinship Organization in India (1953) [https://archive.org/details/KinshipOrganizationInIndiaIrawatiKarve2ndEdition], je n’aurais pu comprendre la diversité des systèmes familiaux du sous-continent indien. Germaine Tillion (1907-2008), avec Le Harem et les Cousins (1966)[https://archive.org/details/leharemetlescous0000till], fut pour moi une belle introduction au système de parenté arabe, cette structure que Claude Lévi-Strauss (1908-2009) lui-même reconnaissait n’avoir pas comprise.
Passant à une génération plus tardive, je dois mentionner June Helm (1924-2004), qui m’a donné (et à bien d’autres) la clef de l’organisation bilatérale et horizontale associant frères et sœurs, ainsi que leurs conjoints, dans la majorité des systèmes de vie des chasseurs-cueilleurs, et, très vraisemblablement, chez Sapiens à l’origine. Son article « Bilaterality in the Socio-Territorial Organization of the Arctic Drainage Dene » (1965) a même fini par ébranler la croyance de beaucoup d’anthropologues en la patrilocalité des Aborigènes australiens. Chie Nakane (née en 1926) m’a donné la clef d’entrée dans une problématique japonaise avec Kinship and Economic Organisation in Rural Japan (1967) [https://archive.org/details/kinshipeconomico0000naka].
Il y avait donc, avant le « genre », un développement harmonieux du rôle des femmes en anthropologie, qui utilisaient et affinaient des concepts scientifiques, certes le plus souvent produits par des hommes, mais « non genrés ». Ces hommes anthropologues admettaient eux-mêmes volontiers que davantage de femmes parmi eux permettrait une meilleure approche des femmes dans les sociétés étudiées. C’est la raison pour laquelle Adolphus Peter Elkin (1891-1979), spécialiste des Aborigènes australiens, envoya sur le terrain l’une de ses étudiantes, Phyllis M. Kaberry (1910-1977). Le résultat de cette féminisation pensée par un homme fut la publication, en 1939, d’Aboriginal Woman. Sacred and Profane [https://archive.org/details/aboriginalwomans0000kabe], ouvrage aussi pertinent que bien écrit.
La liste peut être complétée par Hildred Geertz (née en 1929), auteur de The Javanese Family (1961) [https://archive.org/details/javanesefamilyst0000geer], Margery Wolf (née en 1933), à qui l’on doit Women and the Family in Taiwan (1972) [https://archive.org/details/womenfamilyinrur00wolf], déjà évoquée plus haut sur le suicide des femmes chinoises.
Publié en 1988, le livre de Nancy Levine, The Dynamics of Polyandry : Kinship Domesticity and Population on the Tibetan Border (1988)[https://archive.org/details/dynamicsofpolyan0000levi], pourrait apparaître comme postérieur à l’irruption du gender dans l’anthropologie américaine, mais il repose, pour sa structure de base, sur une thèse de doctorat soutenue en 1977 et relève donc d’une anthropologie classique et efficace. J’y ai appris que la polyandrie tibétaine ne pouvait être associée à un statut privilégié des femmes parce qu’elle fonctionnait à l’intérieur d’un « système souche » à primogéniture masculine. Mais là où les pays chrétiens de famille souche condamnaient les cadets au célibat, à l’armée ou à la prêtrise, le bouddhisme tibétain, moins méfiant envers la sexualité, permettait que le frère aîné accorde à ses cadets un accès sexuel à son épouse – en son absence toutefois. Le but restait cependant celui de tout système souche : l’indivision du patrimoine familial.
Qu’en est-il des débats sur les relations hommes-femmes dans cette anthropologie qui avançait d’un pas sûr, élargissant dans les années 1970 aux sociétés agraires eurasiatiques l’application des méthodes mises au point pour étudier les Indiens d’Amérique du Nord, les peuples d’Afrique et les Aborigènes d’Australie ? On sent, dès la seconde moitié des années 1960, avec la deuxième vague féministe, monter une remise en question de la prédominance masculine, qui fut au départ plutôt bénéfique.
L’ouvrage collectif Man the Hunter [https://archive.org/details/ManTheHunter] fut publié en 1968, l’année qui précéda le festival musical de Woodstock, mais était le fruit d’une conférence internationale tenue à Chicago un peu avant que Grace Slick chante White Rabbit devant une foule en délire en 1966. Le volume, malgré son titre, met surtout en évidence l’importance de la cueillette et des femmes dans l’alimentation, la cueillette pesant selon cet ouvrage collectif plus que la chasse.
Les implications sont féministes, sans aucun doute. La question, importante, ouvrit un débat fécond. Dix ans plus tard, les auteurs masculins de l’ouvrage se firent retoquer pour cause d’échantillon biaisé par une femme, Carol Ember, dans son article « Myths About Hunter Gatherers ». Celle-ci est d’ailleurs aujourd’hui membre du comité directeur, côté américain, du projet D-PLACE [https://d-place.org/] auquel ce livre doit tant. Ember a utilisé l’échantillon général dérivé des Human Relations Area Files pour défendre l’idée que les hommes contribuent autant, voire plus, que les femmes à la nourriture du groupe local. Elle pense aussi démontrer, à tort me semble-t-il, une prédominance patrilocale dans l’organisation des groupes, ainsi que le caractère généralement violent des chasseurs-cueilleurs en général. Sur ce dernier point, les recherches ultérieures lui ont peut-être donné raison, mais le cas des Indiens du bassin intérieur des montagnes Rocheuses, peuples originels pour moi et qui ignoraient la guerre, me laisse un doute.
Laissant de côté le problème des réponses définitives à ces questions, nous devons constater que l’anthropologie était à la fin des années 1970 un monde scientifique normal. Des questions nouvelles étaient posées sur l’équilibre des rapports entre les sexes dans divers types de sociétés, et bien posées grâce à la continuité d’un vocabulaire stabilisé. Ces nouvelles questions reflétaient certainement les évolutions en cours en Amérique et ailleurs dans les années 1960-1980, époque de la deuxième vague féministe, centrée sur la sexualité, la pilule et l’avortement. Il est normal, sain même, que l’évolution de l’environnement des savants les conduise à de nouveaux angles de recherche. Chez les anthropologues, l’objet central, l’analyse des systèmes de parenté, a toujours renvoyé, au fond, à la dualité des sexes et à la façon dont elle organise la société, de tant de manières différentes. Aussi hommes et femmes participaient-ils sereinement au débat. Il est caractéristique que les « féministes » aient été, dans le cas de l’affrontement entre chasse et cueillette, des hommes et qu’ils aient été contredits, sur la base d’une argumentation technique serrée, par une femme. La vraie science n’a pas de sexe."
Cartographie interactive : https://le-seuil.shinyapps.io/ose2022/