Le film noir est pourtant rodé depuis une bonne décennie lorsque sort le film de John Huston, qui a contribué à sa naissance avec son premier coup de maître, Le Faucon Maltais. Le revoir revenir au genre en 1950 pourrait donner lieu à des redites dispensables : il n’en est rien, et avec Quand la ville dort, il écrit encore un chapitre important du genre.
Asphalt Jungle : le titre original en dit long sur le rôle que va occuper le décor et le milieu dans le film. Presque exclusivement en intérieurs dans les trois quarts du film, c’est pourtant un récit qui se construit sur le fantasme de la fuite vers un ailleurs plus sain, dans une campagne qui laverait de l’air corrompu de la ville : « First thing I do when I get there is take a bath in the creek, and get this city dirt off me.», annonce le prétendant au ticket pour l’Eden, cette carte postale qu’on avait déjà entraperçue dans La Griffe du Passé de Tourneur.
La ville est un enfer, concentrant à un haut degré le crime, la corruption et la manipulation. Des petites frappes aux policiers, des gros bras aux avocats, personne ne résiste à la tentation, et, surtout, personne n’est digne de confiance. On a beau tenter de se justifier (« After all, crime is only... a left-handed form of human endeavor », clame l’avocat véreux), personne n’est dupe, et ce récit comme tant d’autres de la même période (L’ultime Razzia avec le même Sterling Hayden, Criss Cross…) ne sera que l’organisation méthodique et inéluctable d’un échec, un trajet vers l’impasse. Le regard traditionnellement misanthrope de Huston n’épargne même pas les citadins, qui se bousculent au commissariat pour une délation moyennant récompense…
Plus encore que dans Le Faucon Maltais, Huston joue à fond la carte de l’esthétisme : son film sera résolument expressionniste, chaque plan étant cadré avec une intention marquée, par un recours très fréquent aux plongées et contre plongées, et un travail sur la profondeur de champ superbement maîtrisé. On pense notamment à cette façon singulière de filmer le salon de l’avocat, investi progressivement par des invités venus lui signifier sa chute. La manière dont le témoignage de la nouvelle venue Marilyn Monroe, encerclée de toute part, s’y déroule est lui aussi un grand moment de mise en scène. Dans ces intérieurs, la lumière a évidemment un rôle prépondérant, en aplats violents qui projettent sur les murs les ombres portés de personnages présentés comme des spectres en sursis.
À cette violence graphique répond pourtant une tonalité assez différente : dans ce cortège d’hommes vieillissants, blasés, malades ou simplement lucides, la mélancolie fataliste finit par emporter la partie. La fuite du vieil allemand Riedenschneider prend ainsi des allures presque lyriques, notamment dans cette très belle scène qui le voit fréquenter une dernière fois les reflets de la liberté, payant le juke box à une jeune danseuse illuminée par le sourire et la candeur de l’enfance. Derrière elle, les vitres laissent deviner les képis d’une issue qu’on savait inéluctable, comme le sera l’ultime vision du Kentucky rêvé, le pré de la maison natale devenant un linceul.
De la nuit de la jungle urbaine aux illusions d’un matin campagnard, la trajectoire n’aura jamais dévié : sous le regard impitoyable de John Huston, le film noir parvient à encore assombrir ses teintes.