En 1929, Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein, qui venait d'achever La ligne générale, quitta l'Union soviétique avec Grigori Alexandrov (son scénariste et assistant) et Edouard Tissé (son chef opérateur) pour accomplir un voyage d'études -en particulier sur le cinéma sonore- en Europe. Début septembre, ils gagnèrent la Suisse, où ils participèrent à un congrès de cinéastes indépendants à La Sarraz. Expulsés de ce pays, le trio passa ensuite par l'Allemagne (où Eisenstein fit la connaissance de Joseph von Sternberg), la Belgique, l'Angleterre.

Fin novembre, les trois hommes arrivèrent en France où, pour survivre (ils avaient quitté leur pays avec vingt-cinq dollars en poche), ils acceptèrent un projet d'un émigré russe, Léonard Rosenthal, qui leur proposa de produire une œuvre dans laquelle Mara Giriy, sa maîtresse, tiendrait le rôle principal. Mais invité par la Paramount à Hollywood, Eisenstein abandonna en cours de route le tournage de ce poème musical impressionniste, dont il confia l'achèvement à Alexandrov.

Le résultat n'est pas digne de la réputation de l'auteur d'Octobre. De ce travail alimentaire, il dit lui-même au critique français Léon Moussinac : Vous savez bien qu'il n'y a pas beaucoup (pour ne pas dire plus) de moi là-dedans, excepté les principes et possibilité d'application du son qui y sont popularisés. [...] En tous cas, on a eu de ce film ce que l'on a voulu [...] on a pu tenir financièrement à Paris, jusqu'au voyage transatlantique. Il dut néanmoins assumer la paternité de cette œuvre, Rosenthal ayant menacé de ne pas payer le travail effectué si son nom ne figurait pas au générique.

Eisenstein et Tissé quittèrent Cherbourg à bord de l'Europa le 8 mai 1930. Quatre jours plus tard, ils étaient à New-York. Après avoir donné une série de conférences dans de grandes universités (Boston, Harvard, Columbia, Princeton), ils atteignirent Hollywood le 16 juin, où ils rencontrèrent Chaplin, von Stroheim, Fairbanks, Disney, Griffith, Lubitsch, Flaherty, Dietrich...

La Paramount proposa alors à Eisenstein d'adapter La Tragédie américaine de Theodore Dreiser. Des désaccords profonds sur le discours du film se firent cependant bientôt jour entre le cinéaste et le studio américain, qui finit par résilier son contrat le 23 octobre. Le projet échut finalement à Josef von Sternberg (à noter qu'une seconde version, signée George Stevens, sortira en 1951 sous le titre Une place au soleil, avec Montgomery Clift, Elizabeth Taylor et Shelley Winters). Le 18 novembre, le Département d'Etat refusa de prolonger le permis de séjour du trio (Alexandrov avait finalement rejoint ses deux compatriotes). Les trois hommes n'avaient plus d'autre choix que de retourner dans leur pays. Une solution se présenta toutefois à eux grâce à l'écrivain Upton Sinclair, qui leur offrit de produire un film au Mexique.

Le tournage de Que viva Mexico ! commença le 13 (selon Steven Bernas) ou le 14 décembre (Barthélemy Amengual) par des prises de vue de la fête de la Vierge de Guadalupe et d'une course de taureaux, ce qui valut à Eisenstein d'être arrêté par la police (il filmait sans autorisation). Rapidement libéré, il rencontra plusieurs artistes mexicains, tels David Alfaro Siqueiros, Roberto Montenegro, Diego Rivera et José Clemente Orozco -ce dernier ayant fortement influencé l'esthétique de l'épisode Maguey (autre nom de l'agave américain)- ainsi que le peintre français Jean Charlot.

Le 14 janvier 1931, l'avion transportant la petit équipe de tournage survola Oaxaca de Juárez au moment précis où un tremblement de terre détruisait la ville : Le 14 janvier 1931, survint le séisme le plus dévastateur de la métropole : de nombreuses habitations s'effondrèrent et des édifices publics, tel le Palais du Gouvernement, subirent de graves dommages. Les répliques du séisme semèrent la terreur parmi les survivants, et l'on vit les gens dormir dans les rues et les parcs pour ne pas être surpris par les mouvements sismiques (Memorial des agravios, Jorge Pech Casanova, 2006). Les images du cataclysme, immortalisée par Tissé, furent projetées à Mexico huit jours plus tard.

Pendant plus d'une année, Eisenstein parcourut le pays en avion, accumulant un important matériau documentaire. Mais les retards accumulés et l'importance des sommes engagées décida in fine Sinclair à interrompre le tournage en janvier 1932. Vous savez, écrivait le 27 janvier le réalisateur à Zalka Viertel (scénariste de plusieurs films de Greta Garbo, tel La reine Christine, Anna Karénine ou Marie Walewska), qu'au lieu des quatre mois prévus et d'un budget de 25 000 dollars, qui n'auraient produit qu'un pitoyable documentaire touristique, nous avons travaillé treize mois et avons dépensé 53 000 dollars, mais nous sommes en possession d'un grand film et nous avons développé l'idée originale. Pour réaliser ce développement, nous avons fait face à d'incroyables difficultés que nous ont causées le comportement et la mauvaise gestion du beau-frère d'Upton Sinclair, Hunter Kimbrough.

Dans le même courrier, il reprochait à celui-ci de s'immiscer dans son travail et de le faire passer auprès de Sinclair pour un menteur. Il ne lui manquait, affirmait-il, que 7 ou 8 000 dollars pour achever son film. Il se disait cependant près à tout accepter pour le mener à terme. Il concluait en suppliant sa correspondante d'intercéder en sa faveur : Aidez-nous, Zalka ! Non pas nous, notre œuvre, sauvez-là de la mutilation.

Salka Viertel ne réussit pas à convaincre Sinclair et Mary Craig, sa femme. Pas plus que David O Selznick, qui proposa pourtant de couvrir toutes les dépenses déjà engagées par le couple et de financer la fin du tournage. Selon Grigori Alexandrov, le choix de Sinclair fut motivé par ses ambitions politiques : Alors que nous étions sur le point de terminer les prises de vue, affirme-t-il dans Le cinéma soviétique par ceux qui l'ont fait, [...] Upton Sinclair [...] voulant se faire élire gouverneur de Californie, a cru que notre film pourrait nuire à sa réputation lors des élections. Il nous a donc coupé les vivres. Nous n'avons pas pu trouver d'autres subsides financiers. L'écrivain, pour sa part, donna une explication sensiblement différente dans son autobiographie, expliquant qu'il rompit avec Eisenstein sous la pression de son épouse et de la riche famille de celle-ci.

Les trois hommes quittèrent le Mexique le 17 février 1932. Ils emportèrent avec eux l'ensemble des rushes, pour les monter à Moscou. Selon Alexandrov, la pellicule a été expédiée dans nos bagages et elle arrivée jusqu'au Havre, où elle a été saisie et renvoyée aux Etats-Unis à la demande de Sinclair. Eisenstein s'est querellé avec l'écrivain, qui nous proposait de retourner à Hollywood pour y monter le film. Eisenstein a refusé et n'est retourné en Amérique que pour liquider nos affaires. Barthélemy Amengual indique dans Que viva Eisenstein ! que les négatifs furent interceptés à Hambourg.

Quoi qu'il en fût, Eisenstein ne pouvait guère protester, son contrat stipulant très clairement que son travail au Mexique était la propriété de Mary Craig Sinclair : Eisenstein de plus s'engage à ce que tous les films faits ou dirigé par lui au Mexique, toutes les copies négatives ou positives, et tout l'argument et les idées incarnés dans ledit film mexicain, soient la propriété de madame Sinclair, et qu'elle puisse les mettre sur le marché de quelque façon et à quelque prix qu'elle le désire.

Qu'advint-il du matériau tourné ? Le scénariste Vsevolod Vichnevski prétendit, dans un opuscule apologétique consacré au cinéaste soviétique, que le négatif fut réduit en poudre. En réalité, il fut conservé à la cinémathèque du Museum of Modern Art de New-York. Mais une partie des rushes furent développés et montés. Au cours des années, différentes versions virent ainsi le jour. La première, signée Sol Lesser (un producteur de séries B, connu notamment pour avoir financé une quinzaine de films de la série Tarzan), sortit en 1933 sous le titre Thunder over Mexico. La même année, il livra Eisenstein in Mexico, puis quelques mois plus tard Death day, qui reprenait des éléments documentaires.

En 1939, Marie Seton, une journaliste britannique, biographe du réalisateur, et Paul Burnford, présentèrent Time in the sun. Steven Bernas reconnais l'application des auteurs de cette tentative à suivre le scénario original. Il ne la regarde pas moins comme une trahison des intentions d'Eisenstein, rappelant que ce script était un leurre destiné à la censure. Ce que confirme un texte du réalisateur : [Cette première ébauche] est naturellement encore superficielle, pas encore affuté, pas encore ciselé, ni dans ses détails, ni dans ses intentions, ni dans ses tendances. Il est même volontairement édulcoré, lissé de toutes les manières puisque le texte était destiné au groupe coiffé par Upton Sinclair, qui finançait l'entreprise et craignait par-dessus tout que le film ne laisse filtrer quoi que ce soit de trop radical. Par ailleurs, tout aussi sourcilleuse à l'égard du scénario, il y avait la censure gouvernementale du Mexique de l'époque. [...] Il nous fallait adoucir le ton du scénario en nous réservant la possibilité pendant le tournage de développer, de mettre en relief ce qui n'était dit que par allusion ou au détour d'une phrase.

En 1958, Jay Leyda (assistant réalisateur d'Eisenstein sur Le pré de Béjine, en 1937) monta Eisenstein's mexican project, un assemblage de rushes dans l'ordre chronologique du tournage.

Grigori Alexandrov, de son côté, ne perdit jamais l'espoir que les négatifs du film fussent restitués à son pays. Après des années de démarches infructueuses, en raison des tensions politiques de la Guerre froide, ses efforts furent tout de même récompensés à la fin des années 1970. Les archives Gosfilm d'URSS en reprirent finalement possession, ce qui permit au scénariste et assistant d'Eisenstein de proposer sa propre vision, composée à partir des montages de Lesser et Seton, d'images inédites, du scénario, des écrits et des dessins de l'auteur d'Ivan le terrible.

Bernas est assez sévère sur le travail d'Alexandrov, dont il dit : [Il] a bâclé son montage et a signé du nom d'Eisenstein au lieu d'admettre qu'il est le même faussaire que les autres. Plus loin, il observe : Saisir cette part de pouvoir de l'auteur mort signale de quelle autorité les monteurs veulent s'emparer. Quel qu'en soit les défauts, c'est cette version que je commenterai ici, car elle est actuellement la plus accessible. C'est surtout la seule que je connaisse...

Avec ce projet, l'objectif d'Eisenstein était de montrer l'asservissement des peuples primitifs par les colonisateurs de l'église catholique. Un propos qu'il prévoyait de structurer en quatre récits encadrés par un prologue et un épilogue, illustrant grosso modo la chronologie de l'histoire mexicaine.

Le prologue met en scène un Mexique éternel, où le passé triomphe encore du présent, annonce le script. Par une succession d'images d'une puissance visuelle rare, le réalisateur s'attache à montrer la ressemblance entre les habitants du Yucatán contemporain et les figures sculptées de leurs ancêtres Mayas. Il recourt pour cela au montage alterné, qui lui permet de mettre en perspective les profils hiératiques des vivants (photo) et les idoles de pierre (photo). Parfois, il les rassemble dans un même plan (photo). Comme pour montrer que, malgré l'effondrement des civilisations, l'oppression espagnole, la dictature de Porfirio Díaz, le peuple du Mexique est immortel, puisqu'il survit à toutes les épreuves. Même à la plus ultime d'entre elles : la mort. Car si Que viva Mexico ! s'ouvre sur une cérémonie funéraire (l'enterrement d'un jeune homme emmené par les siens à travers une étendue désertique plantée d'agaves), il se clôt sur la fête du Jour des morts, où les Mexicains, après avoir honoré leurs défunts, adressent un pied de nez à la camarde. Une manière de mieux signifier leur vitalité.

Dans le premier épisode, Zandunga, Eisenstein célèbre justement cette vigueur, à travers un récit imprégné de sensualité. Il le situe pour cela dans le milieu primordial de l'isthme de Tehuantepec, qui signifie colline du jaguar en Nahuatl (la langue des dieux). L'eau en est l'élément dominant (photo). Par son caractère ethnologique, il se rapproche des films de Robert Flaherty. On songe également au Tabou (1931) de Murnau, auquel collabora l'auteur de Nanouk l'Esquimau. On retrouve la même nonchalance lascive (photo), la même effervescence des corps dans un environnement naturel, aquatique (photo) et végétal (photo), dont se parent les nudités frémissantes. La dimension animale n'est pas absente. Elle s'incarne notamment dans l'image d'un jaguar observant les deux amants (photo). Cet animal occupe une place fondamentale dans le panthéon des civilisations mésoaméricaines. On l'associe en particulier à la fertilité, thème central de Zandunga.

Le montage d'Alexandrov fait commencer cet épisode par la romance entre Abundio et Concepcion. Un choix en contradiction avec le scénario, qui le fait débuter juste après l'enterrement du prologue : Le soleil levant envoie son irrésistible appel à la vie. Ses rayons qui pénètrent tout s'infiltrent au plus profond de la forêt tropicale ; et les habitants s'éveillent avec le soleil et au son de la brise marine matinale. Des vols de perroquets crient (photo), battent des ailes bruyamment dans les branches des palmiers réveillant les singes (photo) qui se bouchent les oreilles de colère et descendent en courant vers le fleuve. En chemin, ils font tressaillir les vénérables pélicans en retrait du rivage [...]. De jeunes Indiennes se baignent dans le fleuve. Etendues sur le lit sableux et peu profond du fleuve, elles chantent une chanson. [...] De petites barques desséchées par le soleil glissent lentement sur la surface brillante du fleuve. Cette liberté -ce n'est pas la seule, comme on le verra- légitime le jugement sévère de Steven Bernas sur le travail d'Alexandrov.

La transition avec la seconde partie de ce récit s'opère par deux fondus enchaînés d'une grande beauté : une parure de fleurs devient un collier (photo), qui lui-même épouse -au propre comme au figuré- la forme d'un hamac au balancement duquel s'abandonne mollement un homme (photo). La première image symbolise l'amour instinctif, primitif, la seconde l'amour social (le mariage). Le bijou, constitué pièce après pièce par la jeune fille grâce à son labeur, lui permettra en effet de trouver un époux. Le réalisateur exalte ici une société matriarcale où ce sont les femmes qui travaillent, choisissent leur compagnon, qu'elles accueillent chez elles. A l'inverse, les hommes apparaissent comme des créatures indolentes (photo), le plus souvent reléguées au second plan (photo). Sous l'œil d'Eisenstein, le Mexique est une société féminine...

Fiesta est le second épisode de la version d'Alexandrov (le troisième dans le scénario). Il est celui de la confrontation des cultures maya et espagnole. Cette rencontre est illustrée par la fête de Notre-Dame de Guadalupe, célébration commémorant l'apparition de la Vierge à un indigène du nom de Juan Diego, en 1531. Eisenstein met d'abord en scène une procession se déroulant sur les pentes d'une antique pyramide. Ce troublant mélange de paganisme et de religion nous montre des pénitents gravissant à genoux le Golgotha païen (photo), autrefois lieu de sacrifices (in)humains. D'autres portent sur leurs épaules une tige de cactus (photo).

Aux convulsions d'un peuple longtemps martyrisé par l'Inquisition (photo), le cinéaste oppose ici les visages replets et obscènes des dignitaires de l'église (photo), qu'il compare cyniquement -là encore par un montage alterné- aux masques sépulcraux portés par des danseurs de la bacchanale (photo) organisée en marge de la cérémonie religieuse, comme pour annoncer la mort prochaine de ces oppresseurs. Dans cette séquence, l'influence d'El Greco se fait sentir dans quelques plans d'une beauté saisissante, qu'il est impossible de traduire par des mots. On songe, en particulier, au Saint-François recevant les stigmates du peintre crétois (photo).

La confrontation entre les deux civilisations se poursuit avec une corrida, filmée à la manière d'un ballet, parfois en caméra subjective (photo). Dans cet épisode où la violence est érotisée -voir les œillades adressées par l'une des spectatrices au matador (photo)-, l'air est l'élément primordial, que ce soit au sommet de la pyramide, conçue comme l'ultime étape avant le ciel, où sur le sable de l'arène, vibrante de lumière.

A la cruauté du spectacle se déroulant dans l'amphithéâtre répondent, dans Maguey, les atrocités commises par les grands propriétaires d'origine espagnole contre les péons indiens. Mais si le taureau a finalement toutes ses chances dans son combat contre l'homme, le peuple n'en a aucune face aux puissants. L'action se situe cette fois dans les champs d'agaves de Los Llanos de Apam, la principale région de production du pulque, une boisson issue de la fermentation de la sève du maguey. Eisenstein aborde dans cet épisode le western, avec l'histoire de Sebastian, un paysan se révoltant pour venger sa fiancée, Maria, victime d'un viol. Arrêté, il se verra infligé, avec deux de ses compagnons, un terrible châtiment : enterrés jusqu'aux épaules (la terre est donc l'élément constitutif de ce récit), ils mourront piétinés par les chevaux des hommes de l'hacendado.

Cette scène n'a rien à envier aux films de Sergio Leone. L'auteur d'Il était une fois dans l'Ouest a-t-il eu connaissance de l'une des versions montées dans les 1930 ? Je ne suis pas en mesure de répondre, mais la violence brute, frontale, proposée ici (photo), le traitement visuel, avec de gros plans sur les visages (photo), les regards (photo), indiquent une parenté si évidente entre Que viva Mexico ! et l'œuvre de Leone que le hasard ne semble pas y avoir sa place. A noter que cette séquence fait l'objet dans le scénario d'une description très édulcorée, sans doute par crainte de la censure : Œil pour œil... [les péons] paieront leur audace de leur vie. C'est parmi les magueys où Sebastian a travaillé et aimé qu'il trouve sa fin tragique.

Pour la partie ethnologique de Maguey, Eisenstein emprunta à diverses sources picturales. Une lithographie du peintre José Clemente Orozco semble ainsi l'avoir particulièrement inspiré. Intitulée Magueyes, nopal y figuras, elle montre des ouvriers agricoles cheminant, ployés sous le faix, à travers un champ d'agaves. Le cinéaste ne répugne pas non plus à s'approprier l'iconographie religieuse. De même que Fiesta faisait allusion à des représentations de la Passion du Christ (photo), l'image de Maria et Sebastian se rendant à l'hacienda renvoie en effet au voyage de Marie et Joseph à Bethleem pour le recensement ordonné par César Auguste (photo).

Le sexe, force vitale plus ou moins explicite traversant tout le film, n'est pas absent de cette section. Il apparait notamment dans les scènes documentaires évoquant la production du pulque, où l'on voit les péons aspirant la sève de la plante, qu'ils rejettent ensuite dans une calebasse : Debout au cœur de la plante, écrit Barthélemy Amengual, le coupe-coupe érigé à hauteur de sexe, le péon semblait forniquer avec elle, se mettant, aussitôt après l'avoir percée, à la téter.

En raison du conflit avec Sinclair, le dernier épisode, Soldadera, ne fut pas tourné. Il devait avoir pour toile de fond les incessants mouvements d'armées, de batailles et de trains militaires qui succédèrent à la révolution de 1910, jusqu'à l'instauration de la paix et du nouvel ordre dans le Mexique moderne. Les soldaderas étaient les femmes des soldats de l'armée révolutionnaire. Pour Eisenstein, cette évocation de la naissance du Mexique libre devait donner au film son unité et garantir son impact dramatique : Sans cette séquence, le film perd tout son sens [...]. Il n'est plus qu'une présentation d'épisodes sans cohésion. Pour la mettre en scène, il avait obtenu du gouvernement mexicain qu'il mît à sa disposition 500 soldats, 10 000 fusils et 50 canons.

On peut avoir une idée de ce que projetait le réalisateur grâce à la lettre qu'il adressa à Zalka Viertel, déjà citée : Nous aurions alors un film [...] avec des scènes de foule qu'aucun studio ne pourrait prétendre produire actuellement. Imaginez 500 femmes dans un désert sans fin de cactus, qui traînent, dans des nuages de poussière, leurs affaires : leur lit, leurs enfants, leurs blessés, leurs morts, tandis que les suivent les soldats paysans vêtus de blanc et coiffés de chapeaux de paille. Nous montrons leur entrée dans Mexico, la cathédrale espagnole, les palais ! Le feu -celui de la poudre, et, par métaphore, celui de l'embrasement révolutionnaire- aurait sans doute été l'élément fondamental de Soldadera...

Que viva Mexico ! s'achève sur le Jour des morts. Une fête qui, au Mexique, présente deux faces, telle une médaille : l'une réservée aux commémorations, à la mémoire des défunts, aux prières ; l'autre festive, où la vie triomphe. Cette victoire sur la mort, les Mexicains la manifestent en se livrant à une exultante danse macabre, où l'on se nourrit de crânes en sucre (photo), de cercueils en chocolat...

Ce dépassement carnavalesque de la mort est l'une des raisons du voyage d'Eisenstein au Mexique. Je l'avoue en toute objectivité et bien sincèrement, reconnaît-il dans la postface du scénario, c'est lui, le Jour des morts, ou plutôt ce j'en savais, qui m'a inspiré bien avant que j'ai l'occasion d'aller au Mexique. Sans doute voyait-il dans cette attitude de défi à la loi la plus implacable de la nature comme un symbole de la lutte sociale. D'ailleurs, si le peuple du Mexique se moque de la mort, il s'amuse aussi à habiller des squelettes de costumes de ministre (photo) ou de généraux (photo), les représentants des classes moribondes...

L'épilogue s'intéresse particulièrement aux fameuses calaveras, ces décorations représentant des crânes humains, utilisées le Jour des morts. Souvent en sucre, elles peuvent prendre aussi la forme de lithographies ou d'eaux-fortes, dont les plus célèbres, signées Manuel Manilla et José Guadalupe Posada, ont à l'évidence inspiré le réalisateur russe (photo)...

Je ne me risquerai pas à fantasmer ce qu'aurait pu être Que viva Mexico !, si Upton Sinclair avait accordé à Eisenstein les 7 à 8 000 dollars nécessaires à l'achèvement de son projet. Reste cependant des images d'un lyrisme et d'une beauté rarement égalés. Ce qui suffit à placer ce squelette de film parmi les chefs-d'œuvre du Septième art.

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ChristopheL1
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le 24 mars 2012

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ChristopheL1

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