Avant-propos
De manière générale, j’aime encourager les gens à regarder un film, et ce, que ce film soit bon ou mauvais. Selon moi, si les mauvais films existent, c’est pour nous faire davantage apprécier les bons... et un peu pour l’argent aussi. Mais nous allons au-delà de tout ça aujourd’hui. Aujourd’hui, nous sommes en présence d’un chef-d’œuvre du septième art. Et pourtant, peu sont les films que je considère comme tels, même parmi les meilleurs. Je n’ai donc pas envie de me limiter à vous inciter à le voir. J’ai envie d’en parler comme je l’ai ressenti, mais aussi comme je l’ai « pensé », car le tour de force que réussit ici Juan Antonio Bayona, c’est de révéler l’intellect derrière l’émotion et l’émotion derrière l’intellect. Cette critique/analyse contiendra donc des spoilers que je ne masquerai pas. Lisez-la ou non mais, de grâce, voyez le film !
Analyse
Quelques minutes après minuit, c’est le titre francophone du long-métrage. Un titre moins accrocheur et moins en phase avec ce que nous raconte cette histoire en comparaison avec celui de la version originale, A monster calls, qui définit quant à lui très bien l’état d’esprit du jeune Conor O’Malley. Conor est un jeune garçon « trop âgé pour être un enfant, mais trop jeune pour être un adulte ». Dès le début, le ton psychanalytique du film nous est donné avec cette phrase. Conor n’a pas les maturités physique, psychique et émotionnelle pour affronter le tourbillon d’émotions qui va se déchaîner à l’intérieur de lui. Il doit à la fois faire face à la maladie de sa mère et aux brimades et violences physiques qui lui sont infligées par certains de ses camarades de classe. Il n’a, pour ainsi dire, pas de père sur lequel se reposer un minimum, ce dernier étant parti vivre aux États-Unis. Il n’a même pas vraiment d’ami à l’école. Il n’a personne à part sa mère mourante, sa grand-mère qu’il ne supporte pas... et ce monstre, enfoui au plus profond de lui, qui l’appelle pour lui raconter trois histoires et en écouter une quatrième : le pire cauchemar du jeune garçon.
Nous avons tous fait un de ces mauvais rêves qui se répètent plusieurs nuits d’affilée. Une vision d’horreur qui ne nous lâche pas jusqu’au moment où l’on arrive enfin à lui faire face et à la vaincre. Pour Conor, qui pense tout au long de l’intrigue que le monstre est apparu dans le but d’empêcher ce cauchemar de devenir réalité, il s’agit de la perte de sa mère. Étant données les circonstances, cette peur est plus que compréhensible. Mais, en vérité, ce monstre n’est que la résultante d’une surcharge émotionnelle et d’un conflit intérieur chez un garçon qui ne sait comment tout extérioriser, tout gérer. Il n’est d’ailleurs pas là pour soigner Lizzie, mais pour soigner Conor. Il apparaît, telle une manifestation du subconscient du jeune homme, pour le sauver de lui-même, car ce qui pèse sur la conscience du garçon est extrêmement lourd à porter. Conor veut que tout cela se termine, et ce, même si ça signifie la mort de sa mère. Évidemment, il préfèrerait une « happy end », mais il n’en peut plus d’avoir à supporter ces angoisses quotidiennes, de voir cet être cher péricliter lentement. Ce sentiment, Conor le rejette de toutes ses forces et serait même prêt à mourir plutôt que de l’avouer, ce qui le ronge psychologiquement.
Toute cette complexité émotionnelle et philosophique, Bayona arrive brillamment à la synthétiser par le biais d’une scène incroyablement puissante et douloureuse, celle du cauchemar de Conor enfin révélé. Le garçon tente d’empêcher sa mère de tomber dans le vide à la seule force de ses frêles bras. On peut lire le désespoir sur son visage, tiraillé qu’il est entre l’envie de lâcher prise tant la douleur est intense et celle de garder sa mère en vie, celle de la sauver. Ce que Conor va devoir accepter, c’est qu’il n’a tout simplement pas la possibilité ni la capacité d’empêcher le cruel, mais non moins inéluctable dénouement. Il n’a pas d’autre choix que de laisser la vie et, paradoxalement, la mort suivre leur cours. Il va devoir comprendre que ses sentiments conflictuels ne font pas de lui un « monstre ». Car, en définitive, ce qui importe vraiment, ce qui fait de nous ce que nous sommes et ce que nous renvoyons aux autres, ce ne sont pas nos sentiments et nos pensées, mais bien nos choix et nos actes. Les leçons qui permettront au jeune garçon de parachever cette « quête initiatique » qu’est le deuil sont dépeintes par des passages en animation incroyablement bien réalisés, à l’instar de tout le reste du film. Ce qui aidera Conor à révéler la vérité, ce sont des histoires, des fables...
– Les histoires ne sont pas vraies. Elles ne servent à rien...
– Les histoires sont des créatures sauvages, Conor O’Malley. Une fois libérées, qui sait le saccage qu’elles peuvent causer ?
On a déjà pu voir ce genre de scène en animation ailleurs. Je pense notamment à Harry Potter et les reliques de la Mort. Mais elles n’auront jamais été aussi esthétiques et magnifiques que dans A monster calls. Elles sont l’âme du récit et ont un impact direct sur le réel, si bien qu’en parallèle au deuxième conte, Conor se laisse aller à tout démolir chez sa grand-mère, mêlant ainsi l’image de ses pulsions intérieures à la réalité. Il est donc très clair que Bayona accorde une grande importance aux fables, aux mythes et, plus particulièrement, aux histoires de monstre(s). En témoigne la scène où Conor et sa mère regardent ensemble le fameux King Kong de 1933. Et, sans doute le point prépondérant, n’oublions pas que A monster calls est lui-même un film de monstre(s). Certains diront « un film avec un monstre ». Mais, ces monstres ne sont-ils pas le reflet des peurs de l’Homme ou, tout du moins, de ce qu’il ne comprend pas ? Je pourrais dès lors concéder « un film avec des monstres ».
– Pourquoi ils veulent tuer King Kong ?
– Les gens détestent ce qu’ils ne comprennent pas. Ça leur fait peur...
Pour Bayona, ces histoires et ces monstres sont ce qui révèle la vérité. Mais de quelle vérité s’agit-il ? Celle de l’être humain dans toute sa nudité peut-être ?
– Tout ce qu’il te reste à faire, c’est d’exprimer la vérité toute nue.
Tout ça, Bayona l’avait déjà compris et exploité avec L’Orphelinat et The Impossible. Il s’en sert pour jouer avec nos émotions les plus profondes et nous mettre à nu. Mais l’être humain n’apprécie que très modérément d’être percé à jour. Ça le rend vulnérable, sans défense. C’est la seule explication que j’ai pu trouver à certaines critiques assassines de The Impossible et les quelques critiques mitigées, voire mauvaises, de A monster calls que j’ai pu lire ou entendre çà et là avant de rédiger cette analyse. Toutes avaient une définition en commun :
... un film qui vous prend émotionnellement en otage...
Et c’est vrai. On ne peut rester indifférent face à un tel film tant le scénario, la mise en scène, la musique, le jeu d’acteur... sont époustouflants. A monster calls, ce n’est pas un film qu’on regarde en grignotant son paquet de chips et qu’on oublie le lendemain. C’est un film qui vous transperce l’âme et le cœur jusqu’à la jouissance artistique, intellectuelle et émotionnelle pour les uns et jusqu’au mal-être le plus profond pour les autres. Que l’expérience ait été perçue positivement ou négativement, elle reste éprouvante.
Alors, comment fait-on pour se représenter l’humanité dans sa nudité, dans ce qu’elle a de plus profondément enfoui à l’intérieur ? En psychanalyse et en psychologie analytique, on appelle ce concept « l’inconscient », avec le « ça » chez Sigmund Freud et « l’ombre » chez Carl Gustav Jung. Ce qui nous intéresse le plus ici, c’est l’inconscient collectif, voire l’inconscient archaïque, théorisé par Jung. Pourquoi avons-nous peur du noir ? Comment une tortue qui vient de naître peut-elle savoir qu’elle doit sortir du sable, rejoindre la mer et suivre les autres vers un courant marin bien particulier ? Pourquoi un chaton qui vient de naître cherche-t-il la mamelle de sa mère pour se nourrir ? Communément, on appelle ça l’instinct. Les psychanalystes, eux, appellent ça l’inconscient collectif et, par extension, nous avons vu naître le terme « d’imaginaire collectif » pour les mythes, les légendes, les films cultes, les grands personnages... Pour tout ce qui transcende les générations. Est-ce une coïncidence si Bayona nous parle de la psyché humaine au travers de fables narrées par un monstre aux proportions dignes d’un conte gothique, voire d’un Kaijû eiga ? Car, dans le film, ce sont les histoires qui révèlent la vérité là où le réel tente parfois de la dissimuler. C’est ainsi que l’on ment aux enfants pour les préserver, comme on le fait avec Conor pour le protéger...
Un autre concept qu’il est intéressant de traiter ici est la « psychanalyse transgénérationnelle ». Développé au début des années 70, il théorise quant à lui l’existence potentielle de structures psychiques, dites « parasites », pouvant être transmises de génération en génération. On pourrait donc voir naître chez certaines personnes des troubles identiques à ceux vécus par un de leurs ancêtres. En partant du principe que le réalisateur et son équipe se sont inspirés de ce genre de travaux en psychanalyse, il devient plus facile de comprendre pourquoi Lizzie voyait identiquement le même monstre que son fils lorsqu’elle était plus jeune et pourquoi on a l’impression qu’elle est, elle aussi, en mesure de le voir derrière Conor juste avant de rendre son dernier soupir. La différence par rapport à la psychanalyse transgénérationnelle est que le monstre n’est pas dépeint comme un parasite dans le film, mais plutôt comme un guide, voire un ange gardien. On comprend ainsi le choix de prêter la voix de Liam Neeson au monstre alors qu’on peut très clairement voir l’acteur sur les photos de famille dans la maison de la grand-mère de Conor, interprétée par Sigourney Weaver. Le personnage de Liam Neeson serait-il le grand-père du jeune garçon ? Lizzie aurait-elle vécu un traumatisme comparable à celui de Conor ? Cela expliquerait-il sa capacité à comprendre le mal-être de son fils comme elle le fait, alors même que la mort la guette ? Aurait-elle transmis ce « parasite », ce « fantôme » transgénérationnel au jeune garçon ?
– Un jour, quand tu repenseras à ta colère et que tu te sentiras coupable de n’avoir pas pu me parler, sache que c’était normal... Que je savais déjà...
Il n’est pas impossible que cette interprétation soit proche de ce que voulait rendre Bayona à l’écran. Et qu’il l’ait fait consciemment ou inconsciemment, on remarque que l’héritage et la transmission sont également au cœur du film. Un des exemples les plus marquants serait sans doute celui de l’horloge de la grand-mère. Un symbole du temps légué par un ancêtre, que Conor brisera en premier avant de s’occuper du reste. Toutefois, s’il est un peu plus discret, l’exemple le plus pertinent reste encore le talent de Conor pour le dessin, un héritage de sa mère :
– Je suis heureux que tu aies son talent.
Tant de questions auxquelles le film nous demande de répondre par nous-mêmes. Chacun pourra avoir son interprétation. Vous pourrez y voir une histoire purement fantastique, bien que tragique, là où d’autres n’y verront que rationalité. Personnellement, je m’y retrouve dans les deux et j’en ai besoin pour que ma vision soit complète, pour arriver à concilier ce que j’ai pensé et ce que j’ai ressenti. C’est d’ailleurs l’un des messages du film : rien n’est tout blanc ou tout noir.
– Il n’y a pas toujours de héros, Conor O’Malley, ni de méchant dans une histoire. La plupart des gens sont entre les deux...
Dans le cas présent, je pense qu’il est indispensable d’être entre les deux, de trouver un compromis. C’est ce que finissent par comprendre Conor et sa grand-mère au cours de cette scène très poignante dans la voiture, les réunissant malgré la peine et la douleur.
Quoi qu’il en soit, il est impressionnant de voir avec quel brio le réalisateur et son équipe arrivent à nous transmettre une somme d’émotions aussi immense malgré un fond aussi complexe et profond. Ou seraient-ce cette complexité et cette profondeur qui, maîtrisées, induiraient ce côté viscéral ? C’est en cela que A monster calls est un chef-d’œuvre absolu et certainement un des meilleurs films de ces vingt dernières années, voire de tous les temps. La mise en scène est incroyable. Un simple passage où Conor dessine transpire d’une poésie et d’un graphisme rarement vus. Tous ceux avec le monstre, en particulier celui de la démolition de la maison du pasteur et son magnifique fond crépusculaire, ont un rendu tout bonnement époustouflant. La musique est belle et cohérente avec ce que l’on vit et ce que l’on voit à l’écran. Quant aux acteurs, ils sont simplement magistraux. Sigourney Weaver est excellente, mais ses talents d’actrice n’ont plus à être prouvés. Elle campe, de surcroît, un rôle (quasi)-maternel un peu rigide comme elle les affectionne tant. On n’en attendait donc pas moins de sa performance. C’est Felicity Jones qui fut, selon moi, une excellente surprise dans le personnage de la mère mourante. Ne l’ayant vue à l’œuvre que dans le sympathique, mais moins intimiste Rogue One, je ne m’attendais pas à une telle performance de sa part. En lui donnant un rôle si fort et si complexe, Juan Antonio Bayona a su révéler tout le potentiel de cette actrice. Et quel potentiel ! J’ai cependant gardé le meilleur pour la fin, Lewis MacDougall. Je n’ai jamais vu un enfant jouer avec une telle justesse et une telle intensité. Il est une des grandes forces de ce film et porte ce dernier presque à lui seul tant sa performance d’acteur est à couper le souffle. Je n’ai pas grand-chose d’autre à dire que : bravo !
Conclusion
Comme vous l’aurez compris, j’ai trouvé cette œuvre grandiose sous bien des aspects. J’adore ce genre de films qui ne nous demande pas de choisir. Il n’est pas nécessaire de « mettre son cerveau sur pause » ni de s’ennuyer à mourir. Si je devais le résumer en quelques mots, je dirais beau, intelligent, complet et maîtrisé. Dans tous les cas, après visionnage, plus personne ne pourra vous « raconter d’histoires ».
– Tu ne me punis pas ?
– Et ça servirait à quoi ?