S’il y a bien une chose pour laquelle les Américains nous dépassent, nous, Français, c’est dans la représentation de leur armée au cinéma. Par-là, je ne parle pas de leur capacité à produire des divertissements à grand spectacle – souvent sponsorisés par le Pentagone, et à ce titre donnant une image positive de l’institution afin de servir de campagne de recrutement – mais bien dans le regard critique, voire accusateur, qu’ils arrivent à porter sur elle. Une guerre résume à elle-seule cette facette sombre, cruelle, et déshumanisante : celle du Vietnam. Massacres des populations civiles, tortures, soldats livrés à eux-mêmes, et finalement vétérans abandonnés à leur retour au pays, victimes de syndromes post-traumatiques, ou même considérés comme des monstres par leurs concitoyens. La légende veut qu’un seul "grand film patriotique" sur le Vietnam ait été produit aux USA : Les Bérets Verts, de et avec John Wayne.


Par opposition, la France semble avoir beaucoup plus de mal à assumer ses défaites passées, et surtout les exactions commises au nom de la paix en Indochine et en Algérie. Preuve en est, par exemple, que La Bataille d’Alger fût censuré pendant plusieurs dizaines d’années sur notre territoire. Ce n’est pas pour rien que l’armée est surnommée la Grande Muette : ce qui se passe à l’intérieur de ses rangs doit y rester. Critiquer l’armée et la politique française pendant les conflits, c’est critiquer la France, faire le jeu des extrémistes, des ennemis, et des traitres à la nation. Il apparait plus facile de crier au complot que de se remettre en question.
Après, il existe bien une différence fondamentale entre le Vietnam et l’Algérie, voire entre le Vietnam et l’Indochine : si les Américains sont intervenus au Vietnam, c’est pour soutenir le gouvernement local face à la menace communiste, tandis que pour le gouvernement français de l’époque, l’Indochine et l’Algérie faisaient partie du territoire nationale. Et nous trouverons toujours des nostalgiques pour regretter que ces pays aient pris leur indépendance, par la force. Parler de l’Algérie, c’est donc aussi parler du passé colonisateur de la France, et d'une politique imaginée officiellement afin de civiliser des contrées sauvages, officieusement dans les seuls buts de piller les ressources locales et d’accroitre le prestige national.


Tout cela pour dire que, des films sur la Guerre d’Algérie, il n’en existe que très peu. Et, dans ces cas-là, qui de mieux que Yves Boisset pour s'en emparer ?
Yves Boisset n'est certes pas le réalisateur français le plus célèbre, et pour cause : sa tendance à choisir des sujets polémiques, engagés, qui font tâche dans le paysage médiatique, tels que l'assassinat du juge Renault ou la disparition de l'opposant politique marocain Ben Barka en plein Paris. Il ne faut pas s'étonner si dans une France dépolitisée et amnésique, ses long-métrages n'attirent plus, aujourd'hui, l'attention du public. RAS, sa réalisation autour de la Guerre d'Algérie, a pourtant connu un véritable succès en salles, avec plus d'un million de spectateurs, malgré un casting d'inconnus, dont certains dans leur tout premier rôle au cinéma. Des inconnus qui, paradoxalement, devraient désormais constituer un des principaux arguments en faveur du film : Jacques Weber, Jacques Villeret, Jean-François Balmer, Roland Blanche, ou encore Jean-Pierre Castaldi. Mais rien n'y fait, RAS a sombré au fil du temps dans les méandres de l'oubli collectif, bien aidé par des médias culturels prenant soin d'éviter autant que faire se peut d'évoquer le cinéaste et son travail le moins politiquement correct.


L'histoire commence en 1956. Jacques Weber, boulanger de son état, marié, et militant communiste - Yves Boisset se situe à Gauche, ce n'est un secret pour personne - rejoint le service militaire, conscient que la situation en Algérie Française et de nouvelles directives du gouvernement, autorisant à prolonger le service de près d'un an, risquent fort de lui compliquer la vie. Pas de surprise, il avait raison de se méfier. Alors que son régiment quitte sa caserne direction l'Afrique - sous les regards des gendarmes, de manifestants, et de leur famille - la situation dégénère, et voilà Weber et ses potes envoyés dans une "section spéciale", étant entendu que les sections disciplinaires n'existent pas. S'en suit une descente aux enfers à vous faire penser que le seul défaut du réalisateur, c'est de s'appeler Boisset et non Kubrick. Car ce film possède de faux-airs de Full Metal Jacket avant l'heure ; la machine militaire semble avoir pour but unique de brimer, détruire, et remodeler ses soldats, avant d'appliquer le même procédé aux populations locales, mais en se limitant pour elles aux deux premières étapes. Le cinéaste n'hésite pas à nous montrer la réalité du terrain, entre des soldats entrainés à perdre leur humanité, les viols, le traitement des populations civiles, et bien entendu, la torture utilisée "pour sauver des vies".


Autant dire que, par rapport à la majorité des productions françaises, celle-ci détonne par des thèmes pour ainsi dire jamais abordés, et frontalement de surcroit. Et non, je ne compte pas Les Bidasses en Folie. Le réalisateur nous propose une galerie de personnages forts, incarnés par plusieurs des futurs grands acteurs du cinéma français, au service d'un propos sans concession. Il manque peut-être au film une sorte de folie, ou une mise en image plus soignée - les paysages tunisiens utilisés pour le tournage l'auraient mérité - qui empêche RAS de s'imposer comme un chef d’œuvre. En l'état, il vaut avant tout pour son scénario, pour ce qu'il ose nous raconter, et pour son engagement politique et social. Mais rien que cela suffit à en faire un long-métrage fort, perturbant, marquant, qui pousse à réfléchir à la fois sur l'armée et sur notre propre pays, en particulier sur ce que celui-ci préfère ne pas nous raconter. RAS est à découvrir non seulement en tant que spectacle, mais aussi par que de telles œuvres restent rares alors qu'elles remplissent un nécessaire travail de salut public.

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le 30 sept. 2015

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Ninesisters

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