Plus de 20 ans après avoir réalisé une adaptation libre de Mac Beth (Le Château de l'Araignée) Kurosawa revisite un autre chef d'œuvre du plus célèbre des dramaturges. Avec Ran il transpose l'intrigue du Roi Lear dans le Japon féodal, tout en gardant une grande fidélité envers le texte original.
Comme la plupart des œuvres de Shakespeare celle-ci est complexe et comporte de multiples personnages, chacun avec une profondeur et une influence conséquente. J'irai donc à l'essentiel. Le vieux seigneur Ran prépare sa succession en partageant son fief entre ses trois fils. Les deux ainés sont avides de pouvoir et le flatte pour obtenir la part du lion. Pour le cadet le respect envers ce père tant admiré est la plus importante des choses, aussi il ne supporte pas l'hypocrisie de ses frères. Il tente d'en avertir son père, qui bien loin de se laisser convaincre inverse les rôles et considère son cadet comme le vrai hypocrite. Celui-ci s'exil, sans en gardant rancune contre son père à qui il saura venir en aide le moment venu.
Les terres de la seigneurie sont donc partagé entre les deux ainés, et il ne garde pour lui que sa garde personnel, ses meilleurs guerriers fidèles jusqu'au bout. Mais ses deux fils étant investi du pouvoir ils n'ont plus à se cacher, et montre au grand jour leur mépris pour le vieil homme. Quand celui-ci prendra conscience de la vérité il sera trop tard, et il plongera dans une folie catatonique. Il n'est plus qu'accompagné par son bouffon, dernier homme qui lui est encore fidèle.
Grâce à une réalisation subtile et introspective, Kurosawa parvient à saisir toute la force du drame Shakespearien. En cela bien aidé par des acteurs qui surjouent légèrement, comme c'est la tradition dans le théâtre japonais. Bien loin d'être ridicule, ces interprétations donnent beaucoup plus de force à l'expression des sentiments qui est le plus grand intérêt de l'œuvre de Shakespeare. De la folie du vieil homme à la perfidie de sa bru manipulatrice, en passant par l'extravagance du bouffon, chaque personnage est saisissant.
Les décors servant de fond à ce drame puissant sont également splendide. En particulier les scènes en extérieur, que ce soit dans un paysage vallonné et verdoyant comme lors de cette magnifique scène d'ouverture qui donne un des plus beaux tableaux de l'histoire du cinéma, ou dans un paysage désolé et grisâtre parsemé de flaque d'eau insalubre.
Enfin comment ne pas mentionner cette extraordinaire scène de bataille complètement muette, uniquement accompagnée d'une mélodie désespérée, exacerbant un aspect dramatique d'une intensité rarement vu au cinéma. Ce n'est plus une bataille, c'est un massacre. Ce sont des corps qui s'écroulent dans des positions parfois absurdes, qui s'entassent sous nous yeux à une vitesse hallucinante. Ce sont des cris d'agonie qu'on a pas envie d'entendre, et que fort heureusement nous n'entendrons pas.
Au beau milieu d'une période difficile pour le maitre du cinéma japonais (il devra notamment encaissé le décès de sa femme pendant le tournage), celui-ci livre ce qui est sans doute son meilleur film. Grâce à une intensité dramatique qui tient la dragée haute à Rashomon ou Les Sept Samouraï. C'est aussi le dernier grand film de Kurosawa vieillissant et fatigué et qui connait de plus en plus de difficultés de production. Une œuvre inoubliable enfin, une énorme claque dans la gueule de n'importe quel spectateur, y compris ceux habitués au style captivant de Kurosawa.