Aborder ce film ne fut pas chose aisée ; j'ai longtemps été marqué par la bande-annonce découverte chez Dimanche Martin. C'était l'époque de la découverte de Shogun cette série passionnante pour mon jeune âge où un Chamberlain allait taquiner de la japonaise tout en découvrant un monde étrange, fait de sabre, de code d'honneur et de tutus improbables. Puis le néant. Ran s'était perdu dans mes souvenirs, même s'il ne m'avait jamais vraiment quitté. Il était en sommeil. Plus tard, je découvrais l'oeuvre de Shakespeare et donc, entre autres, Le Roi Lear. La tragédie me fascine. Je suis fan de l'illustre fils de la Perfide Albion, tout comme j'aime Racine, Corneille et plus encore Eschylle, Sophocle ou Euripide.
Voilà quelques temps j'ai décidé, enfin, de combler mes lacunes en cinéma nippon, entres autres abysses cinématographies et Ran est revenu à ma rencontre. Un divéday et hop, enfin je bouclais la boucle ouverte un dimanche matin des années 80. Il fallait bien ça pour ma 50è critique !
La claque. Kurosawa nous offre une claque. Visuelle d'abord ; la photo, de toute beauté, ces paysages, ces châteaux médiévaux sont un pur bonheur. Non content de voyager nos yeux sont rapidement saisis par la couleur : cette fresque cinématographique est aussi un immense tableau coloré, éclatant et tranchant. Tranchant ? Et oui, nous sommes devant une tragédie avec des samouraïs ... Pour la tragédie nous avons une adaptation géniale du Roi Lear dans laquelle les fils ont remplacé les filles. Le fils préféré le seul à même de critiquer, car il l'aime, son père ; les deux autres avides de pouvoir. Trahison et violence fraternelle au service d'une fresque familiale éternelle, presque figée dans le temps. Kurosawa se fait Shakespeare, Shakespeare se fait Kurosawa. La tragédie occidentale rencontre le théâtre nippon si proche et si différent.
Mais l'intérêt de ce film va plus loin que la qualité visuelle ou que la simple reprise, géniale certes, mais reprise tout de même, d'un grand classique littéraire. Ran est aussi un film sur le Japon traditionnel. Sur ce pays étrange pour nous autres, occidentaux, complexe, riche, tourmenté et figé dans ses certitudes contradictoires. Le Bouddhisme et le Bushido. La fidélité au père et la maladie du pouvoir. La folie est filmée avec plus d'acuité que jamais. Une femme dévore les âmes de ses victimes avec beauté. Un silence qui nous transporte. Une violence en chorégraphie macabre mais fascinante.
La tragédie occidentale sublimée par le regard d'un génie du septième art. Voilà ce qu'est Ran. Un voyage épique, visuel, sonore, aux tréfonds d' âmes rongées par la vengeance, le destin funeste de simples mortels ... Pour nous guider, deux clés. Le visage du père, de plus en plus blanc et morbide, aux cheveux hirsutes et au regard noir. Encore plus important Kyoami, le fou, le plus éclairé de tous.
Une oeuvre majeure qui a eut trois effets immédiats : le premier, la chair de poule. Le second, la nécessité irrépressible de relire Le Roi Lear. La troisième, plonger sous peu dans Kagemusha.
Qu'on ne se trompe pas ; si Ran n'est pas dans mon top 10, il ne m'en a pas moins changé.