Il était prévu au départ que Ran soit tourné avant Kagemusha, première incursion historique de Kurosawa détaillée du 16ème siècle, période très intéressante dans la mesure où cet âge sombre du Japon enchaînant guerre civile sur guerre civile (le titre signifie d'ailleurs "Rébellion"), nous conduit à la vision pessimiste d'un homme vieillissant (AK) sur le monde. A l'instar du Château de l'araignée, il s'agit ici d'une adaptation d'un ouvrage de Shakespeare, Le Roi Lear, avec des enjeux simplifiés et des rajouts de motifs personnels : un puissant Seigneur de clan, las du pouvoir, décide de déléguer son autorité à son fils aîné, les deux autres fils ayant pour charge de le supporter, gardant pour lui-même le titre honorifique de "Grand Seigneur". Mais au lieu du calme et de la retraite recherchés chez ses fils, il est rejeté, victime de la soif de pouvoir de ses deux fils aînés qui détruisent lentement les liens familiaux et de loyauté qui les unissaient.
Si on retrouve le lent rythme contemplatif de Kagemusha, j'ai trouvé la première partie du film très équilibrée, exposant subtilement tous les éléments de l'intrigue. La scène d'introduction est un modèle en termes de mise en scène, montrant de manière symbolique le partage du Royaume entre les fils partis à la chasse avec leur père qui visent chacun une direction différente, le calme de l'environnement naturel apportant une sorte d'harmonie dans le groupe, puis ensuite le caractère des différents fils qui conduira inévitablement au schisme (le successeur naïf - qui se fera manipuler par sa femme -, le conformiste hypocrite, et enfin celui qui dit la vérité et sera chassé pour son manque de foi). Comme dans une pièce de théâtre bien structurée, tout s'imbrique parfaitement : le patriarche paie les conséquences de son manque de réalisme et de ses anciens péchés, en retrouvant au fil de son errance, chassé d'un château à l'autre, d'anciennes victimes de sa vie passée à mener des conquêtes. Il se fera aussi le spectateur d'un cycle de violence perpétré par l'ambition et la trahison. Accompagné de son fou et amuseur personnel, c'est ce dernier qui prophétise la vérité, alors qu'il divague de plus en plus dans les limbes de l'esprit.
Par contre je me suis bien ennuyé dans la deuxième partie, faute à une dispersion des éléments de l'intrigue entre les différents personnages, et à un rythme plat (alors qu'il était scandé par l'errance du Seigneur déchu). Dommage parce qu'on sent bien les enjeux pharaoniques mis en place : ce monde donné en héritage ne vaut pas mieux que l'ancien, déchiré par les luttes intestines et conduisant à la folie et au déchaînement des éléments de la guerre, en contradiction avec la paix du début (la scène d'action centrale, muette et traversée par des éclairs de violence, est un véritable avant-goût de l'apocalypse). Malheureusement on se désengage progressivement, pour deux raisons principales : (1) il est impossible de se raccrocher à un quelconque personnage, donnant l'impression d'une fresque trop grande qui ne laisse aucune place pour l'individu (c'est peut-être le but recherché) ; (2) la tension monte jusqu'à un point culminant, puis ensuite il n'y a plus de surprises car tout est réglé comme un jeu d'échecs. D'autre part, l'interprétation de Tatsuya Nakadaï, brimé de façon à ce qu'il paraisse plus vieux, use d'effets théâtraux pour mimer la folie (après la chute du premier château) qui frise parfois la caricature, en affichant une belle tête d'ahuri (je sais bien que cette façon de jouer est inspirée du nô, mais il y a mieux, plus expressif dans le genre, comme justement Le Château de l'araignée).
Bref, il s'agit encore une fois d'une oeuvre ambitieuse et fort intéressante pour le pic qu'il représente dans la filmographie de AK qui nous livre ici sa vision ultime du monde et de l'homme, mais qui souffre d'une seconde partie trop abstraite, voire ennuyeuse. D'autant plus que les scènes d'action, hormis une reconnaissance des différents groupes aidée par les couleurs, ne sont pas très palpitantes au niveau de la stratégie ou du rythme. Heureusement que le vieux maître n'a rien perdu de son sens extraordinaire du cadre et de la couleur. Je préfère ainsi les scènes de la nature, où l'on retrouve tout le talent du réalisateur à capter ces lumières propices à donner un ton crépusculaire au film.
Bref, Ran est un film-testament profondément pessimiste sur le monde et l'homme, malheureusement plombé par un rythme et un intérêt qui finissent par faiblir dans la seconde partie.