Ravished Armenia
Ravished Armenia

Court-métrage de Oscar Apfel (1919)

Voilà un film bien peu connu, qui est pourtant le premier, dès 1919, à s’intéresser au génocide des Arméniens. Certes, de l’œuvre initiale, il ne reste que des bribes, car seuls quelques fragments en ont été retrouvés dans les années 1990, une quinzaine de minutes sur les quatre-vingt-cinq du film initial. Mais ce film, même fragmentaire, s’avère passionnant à plusieurs titres.


D’abord parce qu’il est fondé en grande partie sur le témoignage d’Aurora Mardiganian, survivante qui parvint aux Etats-Unis en novembre1917 avec l’aide d’une association américaine, l’American Committee for Armenian and Syrian Relief (ACASR). Son témoignage fut recueilli en arménien, adapté plus qu traduit en anglais, et publié durant l’année 1918. Cet ouvrage inspire fortement le scenario du film, qui retrace en partie le parcours de la rescapée tout en s’appuyant également sur d’autres témoignages, notamment celui de Henry Morgenthau, ambassadeur des Etats-Unis en Turquie à l’époque du génocide. Le film a été produit par William Selig et coproduit par l’ACASR. Tourné en un mois, notamment sur les plages de Santa Barbara, Ravished Armenia commença à être projeté à New-York en janvier 1919, en présence d’Aurora Mardiganian, qui était l'actrice principale du film, et que l’on contraindra à participer à toutes les représentations, pour donner du crédit à ce qui était montré dans le film. Il s’agit ici d’une entreprise commerciale qui s’inscrit parfaitement dans le contexte politique américain de l’époque, car les Etats-Unis sont alors favorables à un mandat américain sur l’Arménie.


Se pose ensuite la question de l’intérêt historique des images, tournées en Californie, de cette fiction à vocation documentaire. En effet, on sait que le plus souvent, un film parle davantage de son époque que de celle qu’il relate, mais face au manque d’images du génocide des Arméniens, cette fiction documentée n’en est-elle pas intéressante ? Car elle s’appuie tout de même sur le croisement de plusieurs sources et sur un ouvrage, celui d’Aurora Mardiganian, présenté comme un récit authentique des événements.


Les images du film, décontextualisées, ne sont pas toujours simples à interpréter, mais beaucoup d’éléments présentés dans Ravished Armenia sont conformes à ce que les historiens écrivent de ce drame : on voit les soldats arméniens de l’armée ottomane démobilisés, la séparation des hommes des femmes et des enfants, les civils tués, les églises brûlées avec les fidèles, les déportations dans le désert, les noyades, etc. Une scène, toutefois a été complètement inventée, celle de la crucifixion de plusieurs femmes. Aurora Mardiganian avait évoqué dans son témoignage le triste sort de femmes violées puis empalées, mais on préféra placer dans le film une scène moins violente mais plus efficace symboliquement. Ce n’est que dans un entretien à la fin des années 1980 que la rescapée du génocide indiqua cette modification.


On voit donc l’importance des intentions et du contexte : le film, plutôt fidèle aux événements, n’en est pas moins un film hollywoodien, rythmé, efficace, qui met l’accent sur la dimension sexuelle des crimes, sur les références religieuses, et qui reflète la fascination de l’époque pour l’orientalisme. Il s’agit de témoigner mais aussi de vendre un film et d’aider les associations à récolter des fonds de soutien aux réfugiés.


Enfin, il y a la question de ce que l’on fait aujourd’hui de ce film, qui revêt manifestement une grande importance pour les Arméniens engagés dans le travail de mémoire de ce génocide. Plusieurs montages ont été réalisés, produisant des films très différents, ne serait-ce que par le choix de la musique qui accompagne le film, qui ajoute une dimension subjective aux images. Vous pourrez notamment trouver en ligne deux versions très différentes :
- Une version relativement brute du film, montée à l’occasion du 90ème anniversaire du génocide, qui se clôt par des images sur la colline aux hirondelles : https://www.youtube.com/watch?v=SMe6YpseFeE
- Une version documentarisée, éloignée du film initial, mais très utile pour comprendre ce qui nous est montré, avec des sous-titrages instructifs : https://www.youtube.com/watch?v=uTnCaW-Uo_s


Pourquoi ces images sont-elles si importantes pour les Arméniens, malgré leur dimension fictionnelle ? Parce qu’un peu à l’image de ce génocide, on a là un film qui est resté longtemps disparu, qui a été retrouvé tardivement. Le fait de remonter les extraits dont on dispose de ce film revêt une dimension militante, d’abord et avant tout une démarche mémorielle, mais on peut aussi lui accorder une valeur testimoniale tant il relate à peu près fidèlement les souffrances d’une femme et de tout un peuple. Des images que l’on peut rapprocher des rares photos du génocide à notre disposition aujourd’hui, et tout particulièrement celles d’Armin Wegner.


Si vous voulez en savoir plus, je vous recommande un article très intéressant sur les conditions de production de ce film : https://www.academia.edu/35686870/L_American_Committee_for_Armenian_and_Syrian_Relief_et_l_instrumentalisation_du_t%C3%A9moignage_d_Aurora_Mardiganian_1918-1919_


Et une conférence de Marie-Aude Baronian sur la question de la possibilité ou non de transmettre un témoignage par des images : https://lacademie.tv/conferences/genocide-des-armeniens-aurora

socrate
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le 25 avr. 2020

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