Je suis rarement allé voir un film avec autant d’appréhension que le dernier en date de Steven Spielberg, ce fameux « Ready player one » tout juste sorti en salles mercredi dernier. Clairement à cause de son sujet. Traiter de pop culture, en 2018, c’est casse-gueule, surtout quand on prétend faire un film qui, selon les affreuses bandes-annonces torchées par les communicants sous-traités par la Warner, promettait un film avec des centaines de références à la culture populaire des années 80 et 90.
Je redoutais un film putassier cherchant à compiler à coup de tractopelles géantes tout ce qui se faisait de popu à l’époque où Reagan, Bush père et Clinton étaient présidents des Etats-Unis, une gloubi-boulga sans âme surfant sur la mode de remake-reboot-spin off qui agite le cinoche hollywoodien depuis une dizaine d’années et dont le prisme se focalise désormais en priorité autour de la nostalgie des années 80.
On ne compte en effet plus les reprises de classiques de l’horreur, les adaptations ciné de séries, de jeux vidéo ou de classiques Disney qui sont passés à la moulinette… Tout ça parce que les producteurs des majors ont compris que les geeks désormais quadras, le public-cible de tout ce qui a trait à la pop culture, étaient de gros consommateurs nostalgiques de leur enfance. Alors ils ont fait de ce magnifique sentiment créatif qu’est la nostalgie — le moteur de chefs d’œuvre de la culture comme la recherche du temps perdu de Marcel Proust ou le cœur de certains courants musicaux comme le blues ou le fado — un marché commercial comme un autre.
Cette crainte, j’étais loin d’être le seul à la partager. Une foule d’articles et de vidéos sont déjà sortis dans la geekosphère au sujet de « Ready Player One ». L‘appréhension de voir une compilation était unanime. Même si le film est dans l’ensemble noté très positivement sur les agrégateurs les plus connus des internets (Rotten tomatoes, Metacritic et allociné), les retours des faiseurs d’influence geek sont plus contrastés. Certains sont dithyrambiques, d’autres alarmistes ou simplement dans la zone grise du « bof ».
Vu le sujet (la pop culture), ce n’est guère étonnant. Le film utilise des éléments d’un monde ayant ses propres codes et un fort sentiment d’appartenance. Il est normal qu’il clive par son ADN même. Comme attendu, certains lui reprochent déjà d’être une machine à fric sans âme, d’avoir une intrigue mince au déroulement classique ou encore d’avoir une vision rétrograde des jeux vidéo. D’autres saluent au contraire une utilisation exceptionnelle des effets numériques et une vraie démarche artistique. D’un côté comme de l’autre, il y a une tendance à transformer le sujet en match de foot. En gros, on aime ou on n’aime pas et si tu ne penses pas comme nous, tu es nul. C’est terriblement dommage, car voir « Ready player one » uniquement à travers le prisme de l’avis, c’est passer à côté de certains éléments importants qui rendent ce film intéressant et, même, nécessaire.
Voici une liste de quelques points qui me sont venus en tête durant le visionnage et en y repensant hier soir et ce matin.
C’est un film de Steven Spielberg
J’avoue qu’une part de mes craintes s’est légèrement atténuée quand j’ai vu le nom de Spielberg accolé au projet. Ce dernier n’a pas à prouver une quelconque légitimité en matière de pop culture, car il a contribué en grande partie à forger l’imaginaire mis en avant dans »Ready player one ». C’est d’ailleurs amusant car le bouquin dont est tiré le film (que je n’ai pas lu, je le précise) évoque paraît-il passablement le réalisateur. C’est donc cocasse de le voir adapter un bouquin qui parle de lui. Cela aurait pu être dangereux et tourner à l’ego trip. Heureusement, le film évite le piège de l’autoréférence, sans que Spielberg ne dilue pour autant sa patte.
De manière schématique, on peut diviser en deux la filmographie de Spielberg : d’un côté il y a les films de divertissement, qui ont souvent fait date car ils ont créé des tendances, voire carrément des genres (le blockbuster estival avec « les dents de la mer »), ou ils ont chamboulé la manière de concevoir des effets spéciaux (l’usage du numérique dans « Jurassic Park »). De l’autre côté, il y a les films plus sérieux qui lui ont souvent valu reconnaissance et oscars à travers des thèmes difficiles (la Shoah, la guerre, l’esclavage…). Pourtant, la frontière entre les deux n’a jamais été hermétique et on y retrouve des thématiques communes.
Il y a la notion d’humanité (qu’est-ce qui fait de nous des humains ?). Chez Spielberg, c’est en la confrontant à la violence, à ce qu’il y a de pire sur terre, qu’on trouve toujours paradoxalement ce qu’il y a de meilleur en l’homme. Que ce soit face au requin des Dents de la mer, aux dinosaures de Jurassic Park, à la guerre d’Il faut sauver le soldat Ryan ou de l’empire du soleil, à la fourberie du capitaine Crochet dans Hook, à la barbarie nazie de la Liste de Schindler, à l’inhumanité de l’esclavage dans la Couleur pourpre, Amistad ou Lincoln, à un état intrusif dans ET ou Minority Report, le mal fait toujours en contrepartie ressortir le bien. Le bonhomme est profondément humaniste (ses détracteurs le traitent volontiers de naïf).
On peut parler aussi de la question de la famille. Les personnages de Spielberg sont souvent des gens dont la structure familiale a volé en éclat pour une raison ou une autre : les enfants n’ont plus forcément de parents, les couples ont volé en éclat et il y a des vides que les rencontres faites au cours des longs-métrages vont combler. Des exemples ? ET comble l’absence du père d’Elliott et Indiana Jones apprend finalement à découvrir son père et se réconcilie avec lui.
Les personnages sont soit des gens ordinaires soit des personnes en marge confrontés à l’extraordinaire. Ce ne sont jamais des héros en puissance. Spielberg est un des premiers à avoir traité les geeks avec bienveillance au cinéma (n’oublions pas qu’il en était un à la base). Il a notamment montré une partie de jeu de rôle dans ET sans faire passer les rôlistes pour des crétins. De même, il a assidûment pratiqué, pendant un temps, le jeu vidéo avec Robin Williams.
Enfin, l’importance de l’imaginaire. Que ce soit Peter Banning dans Hook, les jeux d’enfants de ET ou les courses au trésor d’Indiana Jones, il est capital de savoir préserver sa capacité à l’émerveillement, de sauvegarder son âme d’enfant. Mais cela s’accompagne toujours d’une contrepartie : savoir grandir (au sens large). Banning apprend de nouveau à s’amuser mais il accepte ses responsabilités de père. Elliott laisse partie ET retrouver sa propre famille mais il accepte l’absence de son père. Indy laisse sa course de jouet de côté, abandonne le graal et accepte pour la première fois l’aide de son père, mais en retour ce dernier respecte ce qu’il est et l’appelle par son nom d’aventurier. Sans ce contrepoint, le risque est de devenir comme Hammond dans Jurassic Park et d’être submergé par ses rêves sans se rendre compte de leur part de danger.
Toutes ces thématiques reviennent à des degrés plus ou moins marqués dans « Ready player one ». Wade Watts, le jeune héros (dont la ressemblance avec Spielberg jeune est vraiment frappante), se trouve confronté à une mega corporation du jeu vidéo qui veut contrôler le monde virtuel présenté dans le film et qui est prête à tout pour y parvenir. Orphelin et jouant de manière solitaire, en marge de la société et de sa famille, les épreuves qu’il va traverser vont l’amener à s’ouvrir, à faire confiance aux autres, à les aider et finalement à se constituer un vrai groupe de jeu qui fait écho à sa famille.
Avant même d’être un bon ou un mauvais film, RPO (désolé, j’ai la flemme) s’inscrit légitimement dans la filmographie de Spielberg. Et ce même s’il ne s’agit pas d’un projet personnel au départ mais d’une adaptation doublée d’une commande de studio (qu’il co-produit cependant avec son équipe habituelle, dont par exemple Janusz Kaminsky, son directeur de la photographie, avec qui il travaille depuis la Liste de Schindler ou encore ILM pour les effets spéciaux, mais sans John Williams -snif, bien que la partition d’Alan Silvestri aient des accents très « williamsesques »). Je serai d’ailleurs assez curieux de savoir si ces thèmes se retrouvent aussi fortement dans le livre où s’il s’agit d’ajouts.
Le film a toutes les qualités et les limites d’un film spielbergien. Là encore, il faut en avoir conscience. La réalisation classique est très efficace et surtout LISIBLE. A aucun moment, malgré l’avalanche de références et la frénésie de ce qui se passe à l’écran, l’œil du spectateur ne se perd. La maîtrise de la narration est impeccable et les passages et transitions en réalité et monde virtuel sont d’une fluidité exemplaire. L’action s’enrichit de nombreuses petites touches émotionnelles distillées avec toujours beaucoup d’intelligence sans trop ralentir le rythme d’ensemble. À l’inverse, le film ne fait pas appel au second degré, il ne contient pas une once de cynisme et insiste sur des valeurs pouvant passer pour naïves. Le déroulement de l’histoire est très traditionnel, même s’il peut justement renvoyer aux séquences désormais si clichés des films d’aventure avec des enfants des années 80 (d’ailleurs, par moments, l’esthétique de la réalité devient elle aussi très proche en termes de grain et de design de ce qui se faisait à cette époque). Si ce n’est pas votre came, vous risquez d’être certainement déçus.
2. C’est un film clé dans la filmographie de Spielberg
Parmi les réactions négatives, on relève souvent la colère de gamers accusant Spielberg de présenter une image passéiste, erronée et rétrograde des jeux vidéo. Non seulement, je pense que rien n’est plus faux, mais surtout CE N’EST PAS LE PROPOS DU FILM. À aucun moment, RPO ne traite en fait des jeux vidéo. Il aborde plutôt la question de l’imaginaire à travers l’Oasis qui est une sorte de matérialisation de l’inconscient collectif de la pop culture des années 80–90. L’enjeu n’est JAMAIS de connaître les codes d’un RPG ou d’un FPS mais de savoir ce que font les gens de cet imaginaire. Cet imaginaire qui a été conçu et filtré par le personnage de James Halliday. Et là, il est impossible de ne pas tirer un parallèle avec Spielberg lui-même.
Halliday a créé le monde de l’Oasis qui lui a ensuite échappé. Tout comme Spielberg a largement contribué à forger l’imaginaire des années 80 avant qu’il devienne lui-même le mentor de certains réalisateurs qui ont marché dans ses traces et ont repris parfois ses thèmes sous forme d’hommage (cf. Super 8 de JJ Abrams). Malgré tous les reproches qu’on puisse lui faire, Spielberg a été toujours mû par l’amour du cinéma, tout comme Hallyday était mû par son amour des jeux vidéo, tous les deux étant en outre profondément attachés à leur indépendance créative.
À mes yeux, ce film représente un moment charnière dans la carrière de Spielberg, car c’est un film testament. À 71 ans, il regarde ce qu’il a contribué à mettre en place et qui est repris et transformé. C’est un cri du cœur par rapport à l’imaginaire populaire qu’il demande aux générations suivantes de faire prospérer, quitte à se battre pour lui s’il est menacé. Je ne serai pas surpris s’il s’agit de son dernier film de genre. Pour autant, il ne s’agit pas d’un film paternaliste. Même mort, Hallyday est encore capable d’apprendre certaines choses à travers les actions des protagonistes principaux. Il peut ainsi être surpris par plus jeune que lui et décider de laisser les choses continuer, ayant compris qu’elles étaient entre de bonnes mains.
3. C’est un film piège
J’ai perdu une quantité non négligeable de santé mentale en lisant certains commentaires d’ados regrettant (avec toute la nuance dont nous sommes parfois capables quand on est ado) que le film tienne des propos RÉTROGRADES sur les jeux vidéo. Encore une fois, c’est dommage parce qu’ils se sont focalisés sur l’aspect littéral du film. RPO traite d’un monde virtuel et montre certes des parties de jeux vidéo, mais il s’attache à tout sauf à ça. En ce sens, il piège les spectateurs.
Le film aborde l’aspect humain de la virtualité. Il montre abondamment les humains qui la peuplent, sans une once de méchanceté. Il met aussi en évidence le plaisir et les potentialités qu’on peut retirer en arpentant des mondes imaginaires mais aussi leurs limites et leurs dangers. Tout comme Hallyday qui voyait les règles comme des entraves à sa créativité, le jeune Wade comprend finalement que les règles permettent d’empêcher à la loi du plus fort de régner. Le côté mélancolique et inadapté de Hallyday revient fréquemment dans l’histoire. Il a infusé tout son jeu monde qu’il aime passionnément et qui est lui d’une certaine manière. Le jeu est autant une épreuve pour les participants que pour le créateur et permet à tous de sortir grandis en se comprenant mutuellement. Wade Watts se construit en imbriquant l’une dans l’autre virtualité et réalité pour tirer le meilleur de chacune. À aucun moment, il ne les oppose. Il comprend que chacune a ses spécificités et qu’il faut se comporter de manière pondérée.
RPO film traite d’un sujet ô combien propice à la nostalgie, mais il est profondément anti nostalgique. Une longue séquence du film l’illustre parfaitement et risque bien de devenir culte [ATTENTION SPOILERS, NE LISEZ SURTOUT PAS LE PARAGRAPHE QUI SUIT AVANT DE VOIR LE FILM ET SAUTEZ DIRECTEMENT A L’AVANT-DERNIÈRE PHRASE]. La partie qui se déroule dans le cinéma « Overlook » constitue très précisément le moment central et charnière du film. Il s’agit d’une insertion dans le film Shining de Stanley Kubrick. D’une part, impossible de ne pas penser au rapport entre les deux réalisateurs qui avait culminé lors de cet étrange bâtard mutant qu’est IA (à mon sens la pire trahison du monde mais partant d’une intention louable), mais d’autre part cette séquence résume tout le propos de Spielberg. Elle reprend à l’identique (et de manière exceptionnelle et jamais vue) des extraits du film avec le grain, la texture, etc. Cela fait évidemment écho à la tendance américaine actuelle de reprendre même des classiques du cinéma (on en est à remaker Ben Ur, sacrebleu !). Comme dans tous ces remakes, l’action finit par s’éloigner et connaître une surenchère aussi amusante que complètement crétine. Mais le dénouement de la scène, son déblocage pour ainsi dire, passe par un éloignement du modèle. Cet éloignement résulte d’un choix de Hallyday en lien avec l’épreuve en cours. A ce moment, le jeu à l’intérieur du film ainsi que le film lui-même s’affranchissent de leur référence et proposent quelque chose d’autre. Quant au dénouement, il faut appel à l’inventivité d’une participante et à une forme de classicisme narratif. L’épreuve se termine en faisant appel à deux des plus vieux éléments faisant tourner le monde (le courage et l’amour). Impossible de ne pas voir le parallèle avec le cinéma dans son ensemble : en 2018, il est illusoire de faire des choses originales, mais en fait, au diable l’originalité ! Il faut avoir conscience de ses modèles mais ne pas en avoir peur de les dépasser, tout en gardant et en réinterprétant avec inventivité et astuce les éléments qui ont permis au cinéma de devenir cet art si populaire. Un cri du cœur à l’imaginaire mais aussi au cinéma.
Pour un blockbuster, c’est un film qui tient des propos mesurés. Le film traite autant de l’amour et de la passion de l’imaginaire tout en montrant qu’il ne faut pas s’enfermer irrémédiablement dedans. Réalité et virtualité s’influencent mutuellement. La création se renforce au contact de la réalité et la réalité se plie à notre volonté quand on la regarde avec la force de l’imaginaire. À aucun moment, l’une n’est plus belle que l’autre quand il y a un équilibre que seules des règles pondérées peuvent maintenir. Cet équilibre est primordial, parce qu’il est garant de liberté (créatrice et civique). Les cyniques taxeront Spielberg de naïf mais, là encore, cri du cœur.
En sortant de la séance, ma pote Maud a tenu le propos le plus juste pour résumer ce film et, avec son accord, je me permets de l’utiliser en conclusion.
Dans RPO, Spielberg montre que les liens affectifs entre les personnages principaux naissent d’abord dans le jeu et transcendent finalement le virtuel. Cela signifie non seulement que l’émotion peut avoir vraiment lieu avec du numérique, mais aussi que les sentiments, eux, ne sont pas virtuels. Peu importe l’avatar ou l’aspect réel des joueurs, ils sont amis. Le virtuel fait naître le réel et le réel permet au virtuel de devenir meilleur.
Critique également publiée sur le flanc à la critique.