Après la parenthèse colorée et baroque de Kwaidan, Kobayashi retourne en terrain connu par les détours qui ont fait la réussite de son chef-d’œuvre Harakiri : le noir et blanc et le récit historiques, habiles artifices permettant une réflexion qui irrigue son œuvre depuis la trilogie La Condition de l’homme sur le rapport au pouvoir et la critique inflexible des codes inhumains en vigueur au Japon.
Ce film est l’occasion d’une rencontre avec Toshiro Mifune, qui vient de rompre deux ans plus tôt avec son mentor Kurosawa suite à l’aventure Barberousse, et qui retrouve ici Tastuya Nakadai avec qui il avait déjà croisé le fer dans Yojimbo et Sanjuro, pour un duo singulier qui va ouvrir et clore le récit.
Il n’est pas aisé de résumer l’intrigue complexe et retorse de Rébellion, qui reprend les mêmes détours et retournement que celle d’Harakiri. Il s’agit d’ausculter les rapports d’un vassal au pouvoir. Isaburo (Mifune) a fait de sa vie une soumission consentie : à son suzerain, à son épouse, réduit à une fonction symbolique dans laquelle il n’existe pas en tant qu’individu, mais survit dans le confort et un honneur d’apparat. Alors que son seigneur impose une épouse qu’il vient de répudier à son fils, la mécanique se grippe et révèle au patriarche des élans nouveaux qui vont, bien entendu, avoir de funestes conséquences.
Rébellion est surtout la trajectoire d’une libération. Le premier souhait que formule Isaburo est de ne pas voir son fils s’engager dans une union sans amour, comme ce fut le cas pour lui. Ce refus de voir le destin se répéter par amour pour sa descendance est déjà le signe d’un altruisme qui nourrit en profondeur le foyer de la révolte.
« Tu sais qu’on vit dans un monde où les sentiments ne comptent pas » déclare-t-il à son fils, un triste adage qui pourrait être mis en exergue de la filmographie entière de Kobayashi. Les revirements de l’intrigue ne vont cesser de faire remonter à la surface cette lame de fond qu’est l’amour : celui, inattendu, entre son fils et son épouse imposée, pour leur petite fille, et enfin du père pour ceux qui vont, en un sens, donner du sens à son existence. Isaburo le dira explicitement : « C’est en voyant votre amour que je suis devenu un être humain ». Bien entendu, à cette émergence du bonheur répond fatalement la réponse tragique du pouvoir, et l’exigence d’un retour de l’épouse au château pour assumer son rôle de mère du prince héritier.
S’en suit une dense série de pourparlers – à nouveau comme dans Harakiri – qui laissent entrevoir une lutte de plus en plus nette entre deux postures inconciliables : d’un côté, des individus exigeant de vivre à l’abri du pouvoir dans un amour nouveau et salvateur, de l’autre, ce dit pouvoir qui, sous couvert de négociations, cherche précisément à annihiler ces revendications par la déclaration officielle d’une renonciation. La sincérité contre l’apparence, l’élan intime contre l’immobilisme des traditions.
La tension croissante s’agrémente d’une épure idoine : ne reste de cette cellule familiale que le père – qui a renoncé à son rôle de patriarche pour le transférer à son fils-, le couple et leur enfant. La mère et le frère sont les alliés du pouvoir, et œuvrent inlassablement à la capitulation. La mise en scène, toujours aussi grandiose de maîtrise, alterne entre la structure étouffante de l’architecture nippone (par un jeu sur les cadres et la variation des échelles de plans absolument parfaits) et les brisures, comme on peut le voir dans le récit rétrospectif d’Ichi, où les scènes les plus violentes se figent en photogrammes traumatiques. Isaburo a été adopté par le clan pour ses talents de bretteur, qu’il avait finalement mis sommeil : le dénouement sera aussi l’occasion de la libération de ce talent précis.
Reprise très stricte de la structure d’Harakiri (les parois explosées, le final dans les herbes hautes), la décharge de violence est une double récompense : elle fait advenir le règne d’Isaburo comme figure héroïque, et laisse éclater l’indiscutable talent du cinéaste. Mais le film atteint réellement à la grandeur en refusant d’y voir une fin en soi, qui se conterait de satisfaire les désirs de vengeance combinés du personnage, de l’auteur et du spectateur. Par le retour de la scène initiale et un duel avec l’ami qui s’enrichit d’un respect et d’une dignité sublime, et la séquence elle aussi bouleversante de la première mastication du nourrisson désormais orphelin.
Mis à mort par balles, car invincible autrement, Isaburo s’adresse à sa petite fille pour un discours final essentiel. Inversant le rapport tragique à la répétition des erreurs qui gangrenait sa famille, il lui souhaite de reproduire dans sa vie future l’amour qui l’a fait naitre. Conjuration de la soumission tragique, ce testament, bien que murmuré dans l’agonie, affirme avec une force sublime la victoire de l’individu aimant sur le système qui l’a broyé en vain.
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