Étrange projet que ce Reds : épopée sur la destinée d’un américain communiste, Jack Reed, le seul à être enterré au Kremlin, film fleuve de 3h15, le tout en 1981 sous la caméra de Warren Beatty, agrémentée d’interviews de témoins réels de cette période qui nous renvoie à la Révolution russe de 1917… Difficile d’être moins en raccord avec son époque.
C’est sur cet équilibre étrange, entre le classicisme de la forme et l’audace du sujet, alors que la guerre froide est en période de Détente, que se pose un film d’un autre temps, allant jusqu’à jouer la carte de l’intermission qu’on nous réservait au temps de l’âge d’or à des monuments tels que Lawrence d’Arabie ou Cléopâtre.
Et force est de constater que Warren Beatty relève le défi : le souffle historique est bien présent, la reconstitution tout à fait convaincante. On retrouve l’ampleur qui habitait déjà, sur un sujet similaire, le Docteur Jivago de Lean : grands mouvements de foule, captation des apogées de l’Histoire, comme cette Internationale chantée et emportant toute une époque sur son passage, attaque de train et cohabitation contrariée des individus avec le séisme idéologique d’une révolution.
Mais un point particulier permet de cliver le regard généralement partisan ou grossi par la légende de ces superproductions : Jack Reed et sa compagne, (Diane Keaton, superbe) Louise Bryant sont journalistes. Témoins de premier ordre, ils ont pour mission première de relater les événements auxquels ils mêlent un engagement idéologique. Si le film suit la destinée de Reed, il n’oublie pourtant jamais de poser le regard de sa complice, à la fois dans un amour passionnel broyé par des enjeux qui le dépassent, mais surtout dans un contrepoint fondamental pour l’équilibre du récit. Alors que Jack s’engage au point de renoncer à son pays, Louise détient toujours, en dépit de son amour inconditionnel, une lucidité et un recul que seule les femmes semblent pouvoir garder face aux élans de l’Histoire.
De ce fait, sans jamais véritablement prendre parti, le film retrace une trajectoire d’exception qui sera aussi celle d’un échec : l’enlisement d’un élan populaire dans des arguties stériles sur la mise en place d’un Parti, et la parole de Jack déviée : de l’orateur exacerbant ses concitoyens à l’auteur adulé pour Dix jours qui ébranlèrent le monde, l’homme devenu politique se vend malgré lui à un discours de propagande dont il n’est même plus l’auteur. La longueur du film insiste tout particulièrement sur ces débats vais sur les lignes à donner au Parti, ou sur la façon dont on traduit, jusqu’au contre sens, les discours de Jack : la leçon d’Histoire expliquant comment les soviétiques exhortent les minorités du Moyen Orient à une guerre sainte, alors que Jack évoquait une guerre des classes, est ici tristement éloquente.
Loin de porter ses personnages aux cimes, la narration insiste au contraire sur l’embourbement : d’un couple séparé, d’un amant rejeté (Nicholson, fielleux dans son rôle d’Eugene O’Neil, portant un regard lucide sur les erreurs des Reed), et des échecs des idéaux.
Face au silence, face à la mâchoire géante d’un système malade dès sa naissance, reste l’énergie convaincue des individus, et la force du témoignage : des personnages réels, dont la voix donne à entendre un temps révolu, et la réflexion portée sur le rôle de journaliste, écho à peine voilà de celui d’auteur qu’endosse ici Warren Beatty ; l’exhortation de Louise à l’importance de ce rôle résonne encore longtemps après le générique de fin :
Write, Jack. You’re not a politician, you’re a journalist. You’re an
artist, Jack.