La figure du gangster, inquiétante et passionnante, déchaîne les passions depuis bien longtemps. Elle est récurrente au cinéma, et associée à certains de ses chefs d’oeuvre. On peut penser, bien sûr, au Parrain, aux Affranchis ou à Scarface, ou, pour ceux qui s’intéressent aux œuvres plus anciennes, aux films de l’âge d’or du film de gangster, comme Le Petit César, Les Fantastiques Années 20 et L’Enfer est là lui. Et citer du Raoul Walsh n’est pas tout à fait anodin, puisque, dès 1915, il vient nous offrir l’un des précurseurs du film de gangster : Regeneration.
Car le film de gangsters a, certes, connu sa grande époque à la fin et à l’issue de la Prohibition, une époque où les restrictions légales ont poussé nombre de citoyens corrects à s’aventurer sur les sentiers de l’illégalité. Des travers également nourris, pour certains, par la marginalisation des réformés revenus d’Europe suite à la fin de la Première Guerre Mondiale, comme le raconte Raoul Walsh, plus tard, dans Les Fantastiques Années 20. C’est donc au début des années 30 que les gangsters crèvent l’écran, avec des acteurs mythiques comme James Cagney, Paul Muni et Edward G. Robinson. Mais l’acte de naissance du film de gangsters remonte à un peu plus loin que cela. Josef von Sternberg avait déjà offert, au crépuscule du cinéma muet, un bon exemple en la matière, avec Les Nuits de Chicago, datant de 1927, et rassemblant déjà tous les codes régissant le film de gangster. Toutefois, il est possible de remonter encore plus loin, avant la Prohibition même. Déjà, en 1912, D.W. Griffith proposait, avec Coeur d’Apache, un court-métrage qui avait tout d’un film de gangster. Et c’est en 1915 que Raoul Walsh, ancien assistant de D.W. Griffith, réalise Regeneration, un des tous premiers longs-métrages que l’on peut qualifier de « film de gangsters ».
Il n’y a pas de Prohibition, pas d’interdiction de consommer ni de vendre de l’alcool, pas de speakeasies, ce ne sont pas encore les Années Folles, mais qu’importe. Pour beaucoup, la vie en ce début de XXe siècle est difficile. Owen devient orphelin très jeune et se retrouve livré à lui-même, gagnant progressivement du galon parmi les gangs de New York, menant une vie oisive et sans réel avenir. Marie, à l’inverse, fait partie de la haute société, et n’est pas consciente de tous les malheurs vécus par ces jeunes hommes qui arpentent les bars à longueur de journée. Regeneration s’articule autour d’une double prise de conscience, avec, d’un côté, le jeune homme perdu qui retrouve un sens à sa vie en consacrant son temps à des causes justes, et de l’autre, la jeune femme aisée qui se rapproche des classes populaires pour leur donner une chance et faire avancer la société. Car le film de Raoul Walsh n’est pas de ceux où les gangs règlent leurs comptes avec des pistolets. Il s’intéresse surtout à la dérive d’une partie de la société, en proie à ses tentations malsaines, qui génèrent justement la naissance de ces fameux gangs et de ces gangsters.
Et Regeneration aborde déjà les principales thématiques abordées dans les films de gangsters. On y trouve une histoire où la vie ne fait pas de cadeau, la marginalisation de ces individus, et une impossible quête de rédemption, entravée par un passé qui revient toujours à la charge. Marie est l’élément-clé de l’intrigue, redonnant espoir à Owen, permettant d’opposer l’image du gangster charismatique mais juste, incarnée par ce dernier, à celle du gangster imprévisible, fébrile mais impétueux, incarnée par Skinny. Avec ses faux-airs de Marlon Brando, Rockliffe Fellowes est l’une des premières figures du film de gangsters, pouvant susciter un certain mépris de prime abord, mais gagnant, en définitive, le respect du spectateur.
De par son statut de précurseur, Regeneration n’est pas dans la même veine que les grands films des années 30 et d’après, s’avérant surtout être un film très social, tentant de dresser un tableau de la société américaine du début du XXe siècle. Mais tout ce qui constitue les fondations des futurs grands films de gangsters est déjà là, et la filiation entre eux et Regeneration est indubitable. Raoul Walsh est ici encore loin d’être au sommet de son art, qu’il atteindra dans le même registre avec Les Fantastiques Années 20 et L’Enfer est à Lui, entre autres. A cette époque, le cinéma est encore bien jeune, il s’est construit des bases solides mais continue d’expérimenter et de découvrir. Et c’est probablement grâce à cela que Raoul Walsh est venu donner naissance à ce précurseur qui, bien que pas forcément marquant d’un point de vue cinématographique, a un véritable intérêt pour sa place dans l’histoire du cinéma.