Reines
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Reines

Film de Yasmine Benkiran (2022)

[Critique à lire après avoir vu le film]

Un road movie mettant en scène deux femmes assoiffées de liberté, on ne peut que penser au fameux Thelma & Louise de Ridley Scott. Trente ans plus tard, Yasmine Benkiran emprunte toutefois un autre chemin, en introduisant un troisième personnage, une petite fille dont les intuitions vont éclairer le périple.

Les deux femmes ? Il y a Zineb qui s'est enfuie de prison, en subtilisant l'arme de sa geôlière, et ce alors qu'elle avait presque purgé sa peine. Mais sa fille était menacée d'être placée en maison de correction, expérience douloureuse que Zineb avait vécue elle-même. Pour briser la malédiction, il fallait soustraire sa progéniture à ce sort funeste. L'autre femme, c'est Asma, qui travaille comme mécanicienne dans un garage. Alors qu'un collègue est parti quelques instants, la voilà braquée par Zineb, contrainte de prendre le volant du camion. Asma résiste, en signalant sa position via un portable et en conduisant aussi lentement que possible. Jusqu'au moment où son mari émerge du barrage de police : prise d'une impulsion subite, Asma prend la tangente, se faisant l'alliée des deux fugitives. On comprend que le mari représentait aussi une prison.

Inès, la petite fille, va être l'occasion, pour Yasmine Benkiran, d'introduire une dimension de merveilleux dans le récit : elle recherche les djinns, reconnaissables aux sabots remplaçant leur pieds. Un cahier qui s'écrit tout seul lui sert de boussole. Il faut suivre les couleurs vives, incarnées ici par les fameux rochers peints de Tafraoute. Mais Zineb a de l'expérience : elle a dûment signalé une fausse piste aux policiers à ses trousses. Direction Tantan donc, en serpentant entre les montagnes de l'Atlas. Le cahier va préciser la couleur : il s'agit du jaune, un jaune qui permettra, en effet, de fuir vers un avenir radieux. D'abord simplement amusée, Asma va prendre Inès au sérieux dans son obsession. Ou du moins jouer le jeu : dans une jolie scène sous le camion, on les verra observer les chaussures des passants pour détecter d'éventuels sabots. Le pied blessé de Zineb permet un clin d'oeil à cette quête des sabots ; mieux, un indice puisqu'on découvrira à la fin que Aïcha Kandisha, qu'il s'agit de libérer, était non pas Inès elle-même mais sa mère.

A propos de cette Kandisha, le site avoiralire m'apprend qu'il s'agit d'une sorcière mi-ange mi-combattante, à la beauté éblouissante, malgré ses pieds de chèvre. Elle aurait, au XVIe siècle, contribué à combattre les envahisseurs portugais. Sa technique consistait à utiliser ses charmes pour attirer les soldats qui étaient tués par ses complices. Très intéressant puisque c'est précisément ce que va faire Zineb : exhiber un coin aguicheur de son opulente poitrine pour mieux négocier avec les hommes, chewing-gums en main. Ce sera d'abord les antennes paraboliques contenues dans le camion qu'on fourgue contre de l'essence, puis un repas qu'on se fait offrir par le fils du gouverneur alléchée par Zineb - bonne chère contre bonne chair. Intéressant donc, sauf que Yasmine Benkiran ne nous explique absolument pas l'histoire de cette Kandisha (à moins que j'aie raté quelque chose ?). Dommage...

Zineb et Asma incarnent deux figures du féminisme : la première utilise ses atouts pour prendre l'ascendant sur les hommes, la seconde refuse qu'on sexualise son corps. Casting parfait de ce point de vue, les deux Nisrine s'opposant : Erradi pulpeuse, gouailleuse, tout en rondeurs sensuelles, Benchara sans formes, non maquillée et les cheveux tenus, taiseuse.

Face à ce trio, un duo de flics, dans la tradition américaine, good cop et bad cop. Sauf qu'ici le bad cop est une femme : Batoul, qui a un prénom de vieille dixit son collège. Ce dernier est à quelques mois de la retraite, comme Zineb était à quelques semaines de sa libération. Il incarne une police plutôt laxiste (il accepte d'embarquer le mari à l'encontre du règlement) alors que sa collègue est droite comme la justice. Ce sont aussi deux visages de la police qui sont montrés : l'homme, incarnant le passé, avec lequel on peut négocier (et qu'on peut donc aussi sûrement corrompre), la femme, incarnant l'avenir malgré son prénom daté, probe et intraitable. Benkira adopte ici le point de vue contraire à l'habitude : le geste compréhensif du vieux flic s'avère une erreur. Il va même jusqu'à s'excuser. En tant que femme, Batoul est aussi une troisième figure du féminisme, celui qui a pris le pouvoir et entend l'exercer à la façon des hommes. Tout cela est assez riche.

A l'instar du film de Ridley Scott, Reines est, comme attendu de la part d'une cinéaste marocaine, un plaidoyer contre le patriarcat. Zineb s'est vue ostracisée car ayant enfanté hors mariage, Asma est sous la coupe d'un mari possessif et qu'on devine violent. Le message est toutefois passé avec subtilité. D'une part aucune scène ne montre les exactions du mari. D'autre part Benkiran a introduit un personnage masculin positif : il s'agit d'un jeune homme rencontré dans un village qui leur demande si elles peuvent l'avancer sur sa route. C'est d'accord, en échange de son aide pour désensabler le camion. Le jeune appelle du renfort mais comme c'est Asma qui a trouvé la solution - placer des paraboles sous les roues -, elle estime qu'elle ne lui doit rien. Retrouvé à Sidi Ifn, le jeune homme s'avèrera bien utile au moment du coup de feu tiré sur le fils du gouverneur. Et même charmant aux yeux d'Asma. Il y a là un côté conte de fées que la réalisatrice a le bon goût de ne pas pousser trop loin. Yasmine Benkiran fait décidément preuve d'un joli sens de la mesure, qui fait qu'on accepte assez bien la nuée de scarabées finale.

Certes, la cinéaste marocaine ne réussit pas un sans-faute : on n'échappe pas aux plans de paysages cartes postales sur fond de musique locale, ni aux messages assénés un poil trop lourdement (cf. le discours du garagiste sur les Marocains), ni à la très convenue danse de la sororité sur la plage. Quelques péripéties sont modérément crédibles (Zineb qui fait mouche du premier coup sur un véhicule de police en mouvement, les paraboles volées à l'insu du trio, l'escadron de policiers qui met beaucoup de temps à rejoindre les fugitifs dans la scène finale). Avec sa fin tragique, le film tombe un peu dans le pathos, Zineb enjoignant à sa lionne de fille de fuir avant de périr, Asma versant sa petite larme pour marquer l'adieu à la reine. Comme souvent, la police n'est guère valorisée, menée en bateau par trois apprenties fuyardes.

La balance penche toutefois du bon côté : Yasmine Benkiran signe un film aux personnages attachants, qu'on suit avec un certain plaisir. On appréciera aussi quelques beaux plans : les deux flics parmi les rochers de couleur, une vue en surplomb du camion évoluant entre les montagnes, un arbre desséché sous lequel Zineb vient mourir. Un premier film très honorable, qui donne envie de suivre cette réalisatrice venue contester la suprématie du couple Nabil Ayouch/Myriam Touzani sur le cinéma marocain.

Jduvi
7
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le 25 mai 2024

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