« Pour la comédie humaine, je n'ai rien produit d'aussi bon. Je n'ai jamais fait non plus un film dans lequel l'atmosphère et les personnages aient été plus réels que dans celui-ci », s’exclame Ernst Lubitsch lui-même à propos de The Shop Around the Corner (ou Rendez-Vous, dans son triste titre français), qui est peut-être l’une des meilleures comédies romantiques jamais réalisées.
À Budapest, Alfred Kralik et Klara Novak travaillent dans la boutique de maroquinerie de Monsieur Matuschek. Les deux employés ne s'entendent guère. Alfred correspond par petites annonces avec une femme qu'il n'a jamais vue. Il découvre bientôt que cette mystérieuse inconnue n'est autre que Klara, l'employée qu'il déteste au magasin. Sans révéler à celle-ci la vérité, il cherche à se rapprocher d'elle et à s'en faire aimer.
Simple, basique ?
Il est bien difficile d’analyser The Shop Around the Corner, et d’ailleurs, au sortir du visionnage, l’envie n’y est pas. Parce que cette comédie est un tel flot de bonheur, de drôlerie et de légèreté qu’il faut s’y abandonner sans chercher à la décortiquer. La magie se suffit à elle même. Chez Lubitsch, tel est souvent le cas : ses films n’ont pas franchement l’air compliqués de prime abord, les histoires semblent très classiques, les décors ou la mise en scène n’ont rien de très spectaculaire, les personnages sont sympathiques mais un peu naïfs… De prime abord ! Car c’est bien tout le contraire, et là est le génie du réalisateur autrichien : donner l’impression que ses films sont faciles, simples, glissent tout seuls (et c’est ce qu’ils font), tout en cachant derrière cet apparat volontairement trompeur une rare intelligence d’écriture et de mise en scène. L’alchimie qu’il parvient à générer, et qui par la main de beaucoup d’autres aurait pu confiner à une lourdeur certaine (entre l’humour constant, les thématiques sociales sous-jacentes, les quiproquos et retournements de situation), est à l’inverse d’une finesse et d’une impesanteur incroyables.
Adaptée d’une pièce de théâtre de Laszlo, Parfumerie (1937), l’œuvre d’Ernst Lubitsch puise évidemment sa force dans les codes de la scène : le huis-clos poussant les personnages à se confronter (unité de lieu ou presque), la succession rapide des événements et des coïncidences (unité de temps et d’action), les gags théâtraux (comique de situation, de geste, de verbe). Comme au théâtre, la force du récit tient à ses dialogues époustouflants d’intelligence, qui peuvent faire rire en un rien de temps et par des phrases tout à fait banales – mais si justement écrites ! Sans parler du comique de répétition, là encore familier au cinéaste autrichien, qui tient ici à cette boîte à cigarettes jouant de la musique et qui s’immisce dans toutes les disputes.
D’un point de vue formel, Lubitsch trouve toujours de nouvelles choses à inventer. Certaines séquences sont virtuoses, comme celle du premier rendez-vous dans le café, où dans un premier temps James Stewart jette un coup d’œil depuis l’autre côté de la vitre contre laquelle est installée la table de Margaret Sullavan, participant à la malice et au perpétuel jeu du chat et de la souris qui se déploie entre ces deux personnages ; puis lorsqu’ils s’assoient dos à dos, face au vide, dans une symétrie parfaite qui illustre leur opposition. Les jeux de cadrage en miroir ne sont pas nouveaux chez lui, puisque sept ans plus tôt, dans Sérénade à Trois, il créait déjà une relation amoureuse en symétrie axiale entre Fredric March et Gary Cooper autour de Miriam Hopkins qui les polarisait.
On se délectera de nombreux plans-séquences à l’intérieur du magasin, la caméra passant d’une pièce à l’autre sans transition, suivant les personnages derrière les vitrines ou les étalages, les contournant tel un véritable client qui s’excuserait de bousculer leur discussion. L’immersion est totale, la caméra plaçant le spectateur dans le rôle de consommateur et de vendeur en même temps, l’intégrant à ce monde à part entière : « Je me sens plus ou moins comme le père de notre petite famille », se félicite le gérant M. Matuschek.
Ma famille d'abord
Néanmoins cette « famille » ne serait pas aussi mémorable si chacun de ses membres n’était écrit avec soin. D’abord, l’on a droit à des protagonistes contrastés : M. Matuschek est hilarant, sorte d’Oncle Picsou qui voudrait être tyrannique mais trahit une bienveillance touchante (Frank Morgan, déjà admirable dans Le Magicien d’Oz, devient le patron que tout le monde voudrait avoir) ; Klara Novak joue la femme forte de sa volonté et de sa détermination au travail, qui n’hésite pas à être insolente, voire méchante et blessante, tout en s’abandonnant à ses rêves d’amour idéal avec un sourire adolescent (Margaret Sullavan trouve ici un rôle sur mesure, pleine de vivacité, qui pétrifie par son visage angélique et bouscule par la gravité de sa voix) ; Alfred Kralic est l’employé modèle, qui essaie d’aimer et d’être aimé de tous mais ne peut empêcher quelques piques assassines lorsque le vase de sa patience déborde (James Stewart est comme à son habitude impérial, grand dadais maladroit et imposant à la fois, et qui retrouve d’ailleurs Margaret Sullavan après Next Time We Love en 1936 dans lequel les deux jouaient déjà à la comédie romantique). Autour de ces trois piliers, gravitent tout un tas de personnages secondaires plus légers (Pirovic, l’ami éternel et confident ; Vadas, le lèche-botte hautain détestable ; Pépi, le jeune coursier ambitieux et insolent).
La maladresse, l’élégance, la fierté, font de ces personnages de vraies fortes têtes non moins fragiles. Pour une fois à Hollywood, ils ne sont pas idéalisés, ce ne sont pas non plus des gens aisés mais au contraire des débrouillards qui se battent pour gagner leur vie. Ils ont les qualités mais surtout les défauts de tout le monde. Ils jouissent notamment de la fierté de l’uniforme (monter en grade, porter le chapeau) par une obsession cultuelle de l’apparence, parce qu’elle permet à ces modestes êtres humains de se sentir importants ou de « jouer aux bourgeois ». Lubitsch offre un portrait quasi-sociologique de cette catégorie sociale qui vit avec la crainte du chômage, le fantasme de l’ascension hiérarchique et l’impatience enfantine face aux primes.
Finalement, le génie de Lubitsch est de couper court au mystère en ne cherchant pas à cacher au spectateur la vérité du quiproquo. Aussi, à chaque instant, se dit-on qu’Alfred va révéler à Klara l’identité de son amant épistolaire, ou que son complice Pirovic va gaffer, ou bien qu’elle va elle-même s’en rendre compte. À chaque instant, se dit-on : « Vas-y, c’est le moment ». Et puis non, la dispute reprend alors que les planètes étaient alignées. Mais en constant décalage, et avec insouciance, Klara rétorquera à Alfred que « Nous sommes dans la même pièce, mais pas sur la même planète ». « Si seulement elle savait ! », s’écrie-t-on intérieurement. On se chamaille, voire plus, on se haït en face ; on se séduit, voire plus, on s’aime derrière la plume. Un mélange de jouissance et de frustration.
Maturité d'un style
Bertrand Tavernier et Jean-Pierre Coursodon noteront le caractère inédit de ce film, quant à l’écriture des personnages qui « laissent percer [...] un engagement vis-à-vis des sentiments et des personnages assez rare chez ce cinéaste du détachement et de l'ironie. » Et effectivement, comment ne pas s’attacher et aimer cette jolie bande de vendeurs et leur impayable gérant ? Lubitsch laisse de côté le sarcasme et la satire de Jeux dangereux ou Sérénade à Trois pour une honnêteté et une bienveillance totales. Plus de moquerie, uniquement de la bienveillance. Et ça fait beaucoup, beaucoup de bien.
The Shop Around the Corner n’est pas de ces films que l’on peut autopsier infiniment, à la manière d’un Bergman, d’un Tarkovski ou d’un Hitchcock ; Ernst Lubitsch n’en a ni la prétention, ni l’intention : son film est un moment de pure authenticité humaine, de pur cinéma sans ornements ni facéties, un « simple » instant de vie que l’on reçoit avec la même transparence et la même passion qui habitaient celui qui le fit naître.
[Article à retrouver sur Le Mag du Ciné]