Est-ce en réponse aux Conversations avec Poutine d'Oliver Stone, autre franc-tireur du cinéma des années 80, que Werner Herzog a eu l'idée de ce documentaire justement intitulé... Rendez-vous avec Gorbatchev ? Probablement pas, car la démarche du cinéaste allemand semble autrement plus sincère que celle de son homologue américain en mal de notoriété, ne serait-ce que parce que cela fait près de trente ans que l'ex-premier secrétaire du KPRSS n'occupe plus la moindre fonction politique, et qu'en dépit de sa réputation intacte en Occident, son degré d'influence actuelle est proche de zéro.


Il n'empêche que le personnage n'échappe pas à la controverse, surtout en son propre pays - même si d'entrée, le postulat de départ d'Herzog a de quoi laisser songeur : dire que les Russes, dans leur ensemble, perçoivent leur ancien dirigeant comme un "traître" me semble quelque peu exagéré, surtout dans un climat de nouvelle Guerre Froide comme celui-ci, où de tels mots sont lourds de sens et de conséquences. Certes, l'intéressé ne risque pas de remporter de sitôt un quelconque concours de popularité, mais c'est surtout parce qu'il aura laissé l'impression de davantage se soucier de son image internationale que des préoccupations immédiates de ses compatriotes, à une période particulièrement critique de leur histoire. "Traître" ? Non. "Héros mésestimé" ? Peut-être. "Roi de l’esbroufe" ? Cela se pourrait bien également.


Mais cette question, Herzog ne prend pas la peine de la poser. Il part du principe que Gorbatchev est un incompris, une figure tragique qu'il convient de réhabiliter (même s'il est trop fin pour employer ce mot de manière explicite). Mais auprès de quel public ? Il n'est nul besoin de rehausser son image auprès du public franco-allemand, comme je l'ai dit, puisqu'elle y est toujours excellente ! Alors où sont les Russes dans cette histoire ? Quel est le public visé ?


Qu'il s'agisse de son accession au pouvoir après des décennies de stagnation, de la douche froide de Tchernobyl, de la désagrégation du Bloc de l'est, de la tentative de putsch du KGB ou de l'humiliation par Boris Eltsine, nous n'aurons droit qu'au point de vue de Mikhaïl Sergueïevitch lui-même et de quelques autres intervenants étrangers acquis à sa cause : l'ex-premier ministre hongrois Miklós Németh, le secrétaire d'état américain George P. Shultz, le conseiller allemand Horst Teltschik... seul l'impayable Lech Wałęsa, une fois n'est pas coutume, met les pieds dans le plat : la dissolution du monde communiste n'était qu'une question de temps, Gorbatchev ou pas Gorbatchev. Ce dernier n'a fait qu'accélérer le processus avec ses concessions, à son corps défendant.


Ce sera la seule intervention du Polonais moustachu (dont la réputation actuelle dans son pays est pourtant équivalente à celle de Gorbatchev en Russie) dans le documentaire, ce qui n'est guère surprenant, car un tel langage ne va pas dans le sens voulu par Herzog. Ce dernier se fait même inhabituellement sirupeux avec son "I love you" à son interlocuteur, avant de lui offrir des œufs de pâque au nom du peuple allemand...


Soyons clairs : il n'y a rien de répréhensible à la prise de position du réalisateur et à sa gratitude pour le rôle joué par Gorbatchev dans la réunification de son pays. Mais bien que je ne doute pas de ses bonnes intentions, faire du Soviétique le prophète d'un monde sorti du carcan de la bipolarité me semble aller un peu vite en besogne, et ne résiste pas à un examen plus poussé des faits historiques, comme le suggère la remarque de Wałęsa. Plutôt que de l'inonder de louanges et de lui offrir du chocolat, j'aurais préféré qu'Herzog, clairement adouci et moins iconoclaste qu'à l'époque de Fitzcarraldo et de Jeder für sich und Gott gegen alle, aille plus loin dans ce que représentait pour lui la réunion d'un pays qu'il aura quasiment toujours connu divisé en deux.


Forte personnalité, Herzog reste pourtant très en retrait dans son film. C'est fort louable, mais le manque d'examen critique et poussé des événement ayant conduit à la chute de Gorbatchev transforme très vite l'exercice en hagiographie. C'est dommage, car la première partie est excellente : Herzog remonte aux origines modestes et provinciales du bonhomme à la tache de vin, avant de replacer son ascension dans le contexte de son époque. Les images d'archive montrant un Brejnev complètement gâteux, ainsi que le montage des funérailles des fameux "meilleurs vieux" d'URSS, sont particulièrement croustillantes, et inédites ! Tout cela contribue à illustrer l'enthousiasme suscité par la nomination d'un homme relativement jeune et issu du petit peuple, avec tout ce qu'elle a apporté de promesses finalement déçues.


C'est lorsque le film arrive à Tchernobyl que le château de cartes se fissure. Oui, Gorbatchev a pris conscience de l'urgence de la non-prolifération des armes nucléaires, mais faire l'impasse sur sa gestion douteuse de l'accident me paraît franchement malhonnête. Il en va de même pour son rôle dans la dissolution de l'URSS : visiblement toujours très marqué, Gorbi se montre tout à coup très ferme lorsqu'il dit avoir voulu sauver le socialisme, qu'il estime essentiel au bonheur d'un peuple soviétique qui a incontestablement manqué sa transition vers l'économie de marché. Herzog a-t-il pris peur qu'en lui donnant l'occasion de réitérer sa foi en les idéaux de sa jeunesse, son sujet se décrédibilise aux yeux du spectateur occidental ?


C'est pourtant bien là que résident toute l’ambiguïté et tout l'intérêt du personnage, fossoyeur malgré lui d'un système dans lequel il n'a manifestement jamais cessé de croire. Hélas, Herzog choisit la facilité en accablant "l'incendiaire" Eltsine, cible d'autant plus rêvée qu'il n'est plus là pour se défendre. Perdu dans ses non-dits et raccourcis historiques, le documentaire relève un peu la tête dans ses dix dernières minutes, essentiellement consacrées à l'amour de "Misha" pour sa famille et notamment sa défunte femme Raïssa. J'ai beau être plus critique que lui sur son action (ou inaction) politique, j'apprécie le pathos dont fait preuve l'Allemand en montrant la solitude d'un vieux monsieur dont les regrets sont manifestement immenses.


"J'ai essayé", conclut Gorbatchev dans un soupir, avant de citer un très beau poème de Lermontov, superbement traduit en allemand par Rilke. Herzog aussi a essayé, mais pour l'étude définitive d'un personnage clé mais insondable de l'histoire du XXème siècle, il faudra repasser. Alors, Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev, "Héros de notre Temps" ? À la fin de cet entretien qui se voudrait une réponse par l'affirmative, je ne puis que réitérer mon "peut-être" de tantôt...

Szalinowski
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le 5 oct. 2019

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