Avant même de se pencher plus avant sur ses abîmes, Wake in Fright a tout pour séduire : un long sommeil depuis sa sortie, une aura de film sans concession, des scènes réelles de massacre de kangourous et une plongée dans les bas-fonds de la nature humaine, entre biture, baston et canicule.
Le propos est universel : à l’écart du monde git l’homme primal, et lui rendre visite ne fait pas du bien. Sur cette trame proche du Delivrance de Boorman, Ted Kotcheff dresse une galerie de portraits bruts, tous portés par une interprétation imparables. Virilité alcoolisée, nymphomanie désœuvrée, la parenthèse désenchantée du personnage principal, instituteur coincé dans ce lieu de perdition, a tout du film d’horreur. Les décors participent largement à ette atmosphère, alternance entre l’outback australien, nature aride constellée de pustules, bicoques insalubres dans lesquelles se terrent des hommes à l’état sauvage. Le plan initial, qui présente à 360° le désert et deux baraques de bois, ne dit pas autre chose : un western sans action, une scène délaissée depuis longtemps par la geste héroïque.
On pourra s’indigner sans difficulté de cette immersion quasi documentaire aux racines du mal qu’on appelle l’humanité, et dans laquelle le climat semble favoriser les déviances, à l’image du TwentyNine palms de Dumont. Violence, excès, abrogation du langage, échanges fondés sur les coups et la fureur suffisent à dresser le portrait nihiliste de notre race humaine.
Mais il faut décaper Wake in Fright de tous le vernis culte qui l’engonce pour saisir ce qui en fait une véritable pépite noire.
Contrairement au western ou au film d’horreur, son parti pris est de ne jamais réellement juger ses personnages, de ne proposer aucune catégorisation. Alors que le spectateur est sans cesse dans l’attente d’une révélation frontale propice à la condamnation, le récit ne cesse d’emprunter des voies de traverse : la violence avec laquelle on réagit quant Grant refuse un verre en est le symptôme : on y voit des psychopathes, ce ne sont que des hospitaliers. Il en va de même pour l’unique personnage féminin, qu’on considère d’abord comme une victime, avant de déceler en elle une attitude libertaire et, selon le médecin, en accord avec elle-même. Ce dernier est d’ailleurs la figure la plus fascinante, médecin alcoolique sans attache, moitié clochard, moitié noceur, ayant trouvé son équilibre dans la crasse et la débauche, philosophe à la marge accepté par ses semblables.
Tout semble affaire de consentement : de ce point de vue, Bundanyabba fait figure de contre-Eden : un enfer permissif où l’on reprendrait contact avec ses racines. Éphémère pour l’homme civilisé, permanent pour ceux qui l’ont invité avec insistance. Et c’est bien dans cette posture ambivalente que se situe toute l’intelligence retorse de ce trip aussi malade que roboratif.