La famille Parondi arrive à la gare de Milan. Elle paraît être l'image même de la famille traditionnelle italienne, les garçons unis autour de la mamma. Mais pourtant, très vite, des oppositions vont naître, qui vont traverser tout le film.
Opposition entre le Sud et le Nord de l'Italie pour commencer. Les Parondi viennent de Lucanie, province pauvre du Sud. On voit vite le gouffre qui sépare les deux Italie : les Milanais traitent ces étrangers de « sauvages », et les Parondi parlent volontiers le dialecte quand ils sont entre eux.
Cette opposition entre Sud et Nord, c'est l'opposition entre la modernité et les traditions, et le film se joue énormément là-dessus. Milan, c'est la ville moderne par excellence en ce début d'années 60. Les HLM en construction permanente, les usines automobiles, Visconti filme la ville comme une ruche en activité constante. Dès le début, les frères sont éblouis par les vitrines des magasins, les néons, tout ce qui fait une ville moderne.
Mais cette modernité entraîne aussi un éloignement par rapport aux traditions. Ainsi, la mère va vite se rendre compte que Vincenzo, l'aîné, ne respecte pas le deuil de son père et elle apprend à l'improviste qu'il va se fiancer. La ligne de fracture entre modernité et tradition, entre Nord et Sud, va passer désormais entre les membres mêmes de la famille.
Attention, que l'on ne s'y trompe pas : Visconti n'est pas un chevalier défenseur des traditions. Il montre, il constate, il ne juge pas. Il porte un regard lucide sur l'Italie de son temps, mais sans la condamner. Que cette modernité signifie l'abandon des traditions et l'éclatement du sacro-saint noyau familial au profit d'un isolement de plus en plus important des individus, c'est une certitude qu'il montre, mais qu'il ne juge pas. Et le discours de Ciro, à la fin, reste porteur d'un espoir pour cette modernité.
Milan, donc. La grande ville du Nord, avec ses industries, ses usines, ses immeubles, ses chantiers permanents. Donc du travail, des appartements en HLM, des voitures, des cinémas, des salles de sport, etc. La ville est, incontestablement, un personnage du film, voire même le personnage principal. Mais elle n'a pas forcément le beau rôle : si elle représente la modernité, elle enferme, elle emprisonne quand même les personnages. Par tout un jeu remarquable sur les cadrages, Visconti montre sans cesse des horizons bouchés, des lignes de fuites encombrées, des perspectives brisées. Il y a toujours un immeuble, un mur, du béton pour cacher l'horizon. L'image nous indique clairement que nos personnages, venus du Sud avec un certain espoir d'une vie meilleure, loin des difficultés de la terre écrasée de soleil de Lucanie, ne pourront pas vraiment s'en sortir. Le grand cinéaste n'a jamais oublié que les images parlent plus et mieux que les dialogues. Et ses cadrages sont sans pitié.
Alors, certes, le film va nous présenter les cinq frères, un par un, de l'aîné Vincenzo jusqu'au benjamin Luca. Mais force est de reconnaître que Visconti insiste sur deux personnages, Simone (Renato Salvatori) et Rocco (Alain Delon). Deux personnages que tout va opposer, dans un terrible jeu de vases communicants : Simone va abandonner la boxe et Rocco prendra sa place, Simone est l'exubérant et Rocco le taiseux. Le premier va devenir de plus en plus prétentieux, voleur, truand, là où le second sera, de l'avis de Ciro, « un saint ». Et le contraste le plus fort va bien entendu se nouer autour de Nadia (Annie Girardot), prostituée se contentant de vivre une simple aventure sans lendemain avec Simone, devenue femme repentie follement amoureuse de Rocco.
C'est là que va se jouer la scène centrale du film, une scène terrible, d'une violence quasiment insupportable encore de nos jours (qu'est-ce que ça a dû être dans l'Italie de 1960!!!). Visconti, sous ses airs innocents, plonge alors dans les plus profondes noirceurs de l'âme humaine, dans la brutalité la plus bestiale.
Ce qui se joue là n'est pas seulement un crime, c'est la destruction de la famille, et c'est la mise à mort de toute forme de romantisme, terrassé par les bas instincts, l'individualisme forcené et le matérialisme. Le réalisateur fait la description sans concession d'un monde froid où les grands idéaux se perdent dans les arrière-cours et où les HLM tiennent lieu d'horizon.
C'est là aussi que s'ouvre toute la tragédie de Rocco lui-même, le seul vraiment conscient de cette destruction qui se noue autour de lui. Il cherche à préserver les valeurs familiales quand elles se délitent. Lui seul garde la mémoire du « pays », de ce Sud qu'il rêve de retrouver et dont les souvenirs mélancoliques prennent des airs d'Âge d'Or. Lui seul sait encore parler le dialecte, là où tous l'ont oublié.
Mais tous les efforts de Rocco (figure christique incarné par un Alain Delon marmoréen, beauté surnaturelle aux allures de statue grecque), tous ses sacrifices pour sauver son frère, pour racheter l'Âge d'Or de l'unité familiale, sont vains. Il risque même d'y perdre son âme, la boxe mettant à jour son aspect brutal.
Et le happy end familial se révèle vite être un trompe-l’œil qui ne parvient pas à masquer la terrible vérité d'une famille dévastée, de déracinés perdus entre des traditions oubliées et un monde moderne où ils se sentent étrangers.
Jusqu'au constat amer de Rocco.
« Tout est fini »