Sorti en 1960, chef-d'oeuvre encadré de chefs d'oeuvre dans le parcours d'un Visconti qui décidément s'obstine à ne jamais décevoir, Rocco et ses frères est un film à la multiplicité étourdissante et un axe à plusieurs titres.
Axe cinématographique, formant une synthèse étrange de néo-réalisme et de modernité Nouvelle Vague.
Axe historique et social, brossant une peinture amoureuse et désenchantée d'une Italie d'après guerre en profonde mutation.
Axe métaphysique, mettant en exergue le passage difficile de l'homme élément d'un tout à l'homme défini par son individualité.
Rocco et ses frères et sa mère débarquent donc de leur village du Sud dans la riche Milan, avec l'espoir frénétique et assez flou d'échapper à une pauvreté fatale.
Mais l'odyssée sera cruelle, et dès la scène d'entrée, où l'on voit toute la naïveté et l'innocence des frangins dans leurs yeux ébahis par les lumières de la grande ville, on pressent le choc qui va suivre.
Ce sera d'ailleurs la seule fois dans le film où le progrès sera montré sous un jour attrayant. Très vite le tableau s'obscurcit, les vitrines rutilantes font place aux barres grises et aux terrains vagues. La petite famille est reléguée à la cave et si la chaleur familiale est encore intacte, il y fait déjà très froid.
Découpé en cinq actes correspondant à chacun des membres la fratrie, le film se construit dans l'entrelacement de leurs destinées respectives. Les caractères se forment, les faiblesses se mettent à jour et les parcours divergent, de plus en plus. Ce qui était perçu au début du film comme un ensemble indivisible, la Famille, se fend et se désagrège irrémédiablement.
Car ces fils là sont des caractères extrêmes, et d'une splendeur toute Dostoïevskienne.
Mais c'est avant tout sur la relation passionnelle, violente et fanatique de Simone et Rocco que toute la tension du film repose.
Simone, bonne nature mais faible par essence, est l'homme entièrement perverti par la société moderne, qui lui inocule comme un poison le goût du luxe, des succès faciles et des renoncements.
Rocco, incarné par un Delon d'une beauté adolescente hallucinante et glacée, est en miroir un pur héros, d'une douceur angélique et pourtant inflexible dans le sacrifice, uniquement guidé par le sentiment du devoir.
Tous deux boxent, et tous deux sont amoureux de Nadia, prostituée pleine de panache et désespérée (admirablement jouée par Annie Girardot, et personnage sur lequel on pourrait faire une critique entière).
Drame de la jalousie.
Leur confrontation, pic de malaise viscontien et d'une violence folle, marque l'envol du film et le début de la descente aux enfers pour tous les personnages.
Au fil du délitement inexorable des existences, la pellicule s'enfonce dans l'obscurité, au propre comme au figuré.
Et c'est là que le génie de la mise en scène éclate littéralement. Emmenant son film, d'abord lentement, puis frénétiquement vers une noirceur visuelle à la limite du fantastique, Visconti le porte vers l'abstraction et par là même vers une forme d'universalité propre à la tragédie.
On l'aura compris, inutile ici de compter sur une quelconque victoire de la justice ou de la morale, Rocco et ses frères est une une réflexion sur la brutale mécanique du destin, dure et sombre.
Mais à défaut de happy end, Visconti déjoue tout de même le fatalisme de sa propre vision dans une scène ultime en forme de possible.
Le dialogue entre les deux plus jeunes frères, Ciro et Luca, a la beauté poignante des illusions malmenées et de l'optimisme opiniâtre. L'avenir, malgré tout.
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