Il est toujours assez surprenant de s’attaquer à un mythe sur le tard. On a beau l’avoir évité depuis des décennies, ses effluves l’ont accompagné, et son culte a laissé de lui des traces un peu partout, des contours flous qui contribuent à une idée, vague et fausse, de ce que pourrait être le cœur du sujet. Une musique, un cri, un pays, et la pesanteur d’une légende suffisaient à tromper.
Rocky, sur le même principe que le premier Rambo du nom, est moins un film sur un égo que sur les bas-fonds, sur le sport que sur l’Amérique et son rapport à la légende.
Dans Rambo, on refusait au héros son retour à la société, sa fusion étant impossible au vu de ce qu’il représentait. Rocky est son miroir inversé : il est cette masse de laquelle il ne semble pas pouvoir s’extraire, et il la porte avec elle jusque sur le ring. Paulie, Adrien, Mickey ne sont rien d’autre que les multiples facettes des laissés pour compte, pour qui la vie semble déjà finie. Chacun, tour à tour, aura droit à son sursaut de révolte, et si le film ne contient que deux matchs, dont un premier particulièrement laborieux, tout le récit ne montre rien d’autre que des combats.
Rocky sort la même année que Taxi Driver, et partage avec lui cette vision désenchantée d’une ville minée observée par un anti-héros. Si les trajectoires sont radicalement opposées, le constat est le même : il s’agit de penser petit pour tenter d’exister en tant qu’individu. De ce point de vue, la modestie affichée et touchante de Balboa, avec ses animaux, sa blague quotidienne, sa drague aussi maladroite que ses leçons morales de rue, occupe la grande majorité du récit, et se voit opposée au clinquant de Creed, représentant des valeurs fallacieuses de l’Amérique (au même titre que Charles Palantine, le candidat à la présidentielle chez Scorsese) qui confond sport et spectacle. Avec lui, le Land of opportunity est un argument de vente, et dès le départ, l’idée de choisir un anonyme est prise à rebours par le scénario de Stallone : c’est certes la perche idéale (inspirée d’un combat réel entre Mohamed Ali et Chuck Wepner en 1975), mais personne n’est dupe : ce n’est pas la victoire ou non qui décidera de la grandeur d’un homme choisi pour son surnom ridicule (Italian Stallion), mais bien la façon dont le parcours jusqu’à l’affrontement fera de lui un individu. Creed, c’est l’Amérique (« He looks like a big flag », dit de lui Rocky) de la légende toc, qui fait des italiens ses ancêtres et qui mise tout sur le show, vision particulièrement ironique et prophétique avant les années Reagan, et le cinéma à venir de Stallone.
Pour l’instant, c’est le simple d’esprit qui a droit de cité, dans un film qui tire paradoxalement sa principale force de ses maladresses et sa fragilité. En terme de réalisation, l’ensemble est tout juste passable, et le combat n’est franchement pas mémorable, tant dans les prises de vue que le montage. Ce n’est pas dans ses coups d’éclat qu’il se distingue le plus, mais bien sur son endurance et sa capacité à construire de véritables trajectoires. De ce point de vue, le personnage à part entière qu’est Philadelphie occasionne les plus belles prises de vue : de cette rue terriblement répétitive par ses façades toutes identiques dans laquelle vit Rocky, et de ce parcours sur lequel il court et qui ne cesse de s’élargir.
La séquence qui parvient ainsi à devenir réellement mythique est celle de la fusion avec la ville, lorsqu’il arpente les marches qui le mènent à une victoire aussi fantasmatique qu’esseulée. Le sentiment qu’il génère n’est pas de l’admiration, ou de cette crainte qu’aurait le commun des mortels face à l’inaccessible héros, mais bien de la tendresse, la même qu’on retrouvera dans cette conclusion improbable où une déclaration d’amour occulte une défaite qui n’en est pas une.
Surprenante, donc, cette lecture originelle de ce qui sera un mythe indissociable de l’Amérique : un pays miné, un parcours du combattant dans lequel on cherche moins à briller qu’à panser ses plaies, ce qu’un homme un peu simplet trouve auprès d’une fille un peu timide :
She's got gaps, I got gaps, together we fill gaps.