Roma
7.1
Roma

Film de Alfonso Cuarón (2018)

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     Rarement, je me dis que les « grands films » existent : l’idée me dérange qu’il puisse exister un répertoire dont, avec des critères prétendument objectifs, on pourrait juger la qualité absolue d’une œuvre pour la consacrer comme chef-d’œuvre. Je n’ose même pas dérober la plupart de mes films préférés à cette idée ; il peut aussi s’agir de films chiants, qui font souffrir mais dont on reconnaît malgré tout qu’ils ont quelque chose de transcendant.


     Roma est l’un de ceux qui me le font clamer néanmoins : c’est un grand film. Et la prestigieuse Mostra ne s’y est pas trompé en lui décernant le Lion d’Or, n’en déplaise au logo Netflix qui ouvre et clôt le film…


Du sol au ciel
     Au commencement, c’est un plan inaugural simple, étendu sur toute la durée du générique, dont l’immense beauté, outre les échos qu’il créera au long du film, vaut comme une pièce en soi, miracle de langueur et d’imagination. Un plan de sol carrelé où, à force de seaux d’eau savonneuse jetés à la terre, ce sont des vagues chargées d’écume qui déferlent sous les paupières.
     En clôture, un autre plan-générique, planté au même endroit mais cette fois fixé sur un ciel que sillonnent des avions.


     Ce qu’il advient entre ces deux extrémités symboliques, d’autres sauront le décrire avec pléthore d’analyses tendres ou insensibles ; ça se joue de famille entre bourgeoisie et domestique, de Mexique entre villa citadine et haciendas excursives, d’enfants faciles et de dures maternités, de guerillas en effrois. Un fragment de drame errant qui, si l’on pouvait le catégoriser, aurait un air de réalisme social, traversé par d’autres filins vibrants plus typés.
     Pour cause, il ne s’agit pas de réalisme : Roma est un film intime qu’Alfonso Cuarón a écrit à partir de ses souvenirs et de ceux de sa gouvernante Libo, qui a inspiré le personnage central de Cléo (Yalitza Aparicio). Roma, c’est d’ailleurs le nom du quartier de Mexico où habitait le réalisateur et où le film a été majoritairement tourné.
Certes, on en vient à ressentir la volonté d’écrire un rapport de classes qui se déploie doucement, notamment à travers les quatre enfants de la famille, mais c’est avant tout ce retour en langues et terres connues qui se ressent avec honnêteté après la période hollywoodienne de Cuarón (Les Fils de l’Homme, Harry Potter et le Prisonnier d’Azkaban, Gravity).


Nostalgie de la lumière
     Ce rapport intime pourrait expliquer pourquoi l’on découvre d’emblée, sur le générique d’ouverture, que Cuarón signe à la fois le scénario, la réalisation, la photographie et le co-montage… Rien que ça.


     En réalité, c’était « Chivo » Lubezki qui devait diriger la photographie (son ami de longue date, avant qu’il ne commence à travailler avec Iñárritu et Malick), et ce dernier a effectivement participé à l’essentiel de la préparation ; mais le film prend trop de retard et Lubezki n’est finalement plus disponible. Cuarón concède que « le film aurait été plus beau si Chivo avait fait l’image ; mais je crois qu’ainsi, il est plus honnête ». Pourtant, l’image est belle et glaciale, peut-être trop selon certains.
     Mais, en regardant Roma, je ressens surtout une émotion idiote : voici donc l’intérêt qu’une grande photographie, même trop magistrale, apporte au cinéma. Du quartier à la plage, les espaces sont mis en lumière comme un paradis tragique, cristallisés dans un somptueux noir et blanc (et bien qu’ils ne courent pas les rues, j’en ai vus de bien moins élégants ces dernières années).


     Autre lapalissade : chaque plan est un plan. Aucun n’est accidentel ou en demi-teinte. Les cadres proposent souvent des compositions très stylisées mais assumées dans leur puissance évocatrice. Cette manière de « faire plan » provient entre autres d’une préférence majoritaire et assumée pour l’usage de focales larges ; cela est effectivement posé avec tant d’honnêteté que, je crois, les corps ne sont pas pour autant dévorés par un décor. Pourtant, les personnages sont dramaturgiquement submergés par lui, d’une certaine manière ; le visage reste là, souvent, cœur visuel qui brille timidement sous les replis du CinémaScope.
Bien capter des visages (et filmer des peaux qui captent bien la lumière, et faire entrer un visage dans le cadre ou au contraire l’en priver) n’est pas toujours une évidence dans le septième art du geste décomposé et des figures liquides ; ici, l’étalon des visages est à la hauteur de leur rôle crucial, notamment lorsque les points d’orgue dramatiques le requièrent : le regard souvent résonne vers un point de fuite perdu, invisible mais essentiel (abandon, découverte, oubli), dans l’ampleur des temps gracieusement déployés pour couvrir ces ridules battantes qui apparaissent au coin des larmes. Travail d’orfèvrerie.


Des plages entières
     Puisque Cuarón fut à la fois le réalisateur et son propre façonneur d’images, il n’est pas surprenant de dire que l’image participe à mettre en scène, plus qu’à l’accoutumée. Cadré et découpé de telle sorte qu’il semble s’offrir à une indiscutable évidence (faisant à nouveau excès de complaisance pour certains yeux), l’essentiel du film est construit en plans-séquences, ou du moins, les points de montage sont rares. De fait, sa position de co-monteur apparaît aussi plus naturelle, bien que sans avoir lu le script il ne faille jamais négliger la profondeur des changements qu’opère l’étape du montage à l’échelle de la structure du film, même lorsque le film n’exhibe pas la trace de ses cicatrices ou la preuve d’un ‘montage esthétique’.


     Alfonso Cuarón développe l’écriture de ses scènes et la direction de ses actrices sur des plages de temps qui oublient toute frénésie, préférant faire advenir la détresse au sein du plan et de sa durée. Les cadres vont essentiellement organiser l’espace et les corps, au sein de ces « plages de temps » sûrement inhabituelles pour le petit écran auquel il est en partie destiné ; organiser un monde social et un terrain dramaturgique avec le faste simpliste de ceulles qui n’ont pas peur d’employer l’humilité artificielle des espaces cadrants ou scéniques déjà présents dans le monde filmé. À ce titre, une question apparaît toutefois lorsque la grâce laisse un peu place à sa fabrication : concrètement, l’économie des coupes se transfère vers une tendance systématique aux mouvements de caméra, parfois travellings à instants choisis, souvent mouvements panoramiques latéraux.
Ces derniers, tantôt proposent un cadre inaugural pour ensuite se déporter en suivant simplement l’action (et en étendant la scène d’un Scope déjà extensif), tantôt servent de découverte à de nouveaux éléments visuels dramaturgiques : d’abord il y a Cleo, puis le cadre découvre l’espace de sa destination — ou encore, d’abord proposant une réaction, le cadre découvre ensuite les causes de son émoi. Affirmé dans son parti-pris (et parfois utilisé de manière épiphanique ou effrayante), ce système donne de temps à autre une impression mécanique, là où il eût justement été intéressant, ne serait-ce que le temps d’un ou deux fragments, d’être plus fragile, mouvant et cassant. J’arrête bien vite mes réserves en forme de conseils qui sont d’autant plus ineptes qu’ils recherchent le diable dans les détails, et que c’est voir bien peu loin que de chercher les effets ou les close-ups dans la distance céleste que prend cette fresque du petit monde.


Soundscape
     Il faut aussi souligner un travail sonore remarquable, avec toute l’ambivalence du mot : en effet, il se remarque.
     Roma, en France, ne sera presque vu que sur Netflix (voir ci-dessous). J’ai eu l’occasion de le voir en salle, et je suis saisi de constater qu’au contraire, le travail de mixage est entièrement pensé pour le cinéma (7.1 à l’origine, 5.1 dans les conditions de diffusion auxquelles j’ai assistées).


     D’abord, en contraste avec le Scope, le point de vue sonore est très centralisé : tout ce qui est hors-champ devient aussitôt lointain et détimbré, qu’il s’agisse d’une voix ou d’une voiture qui traverse le cadre. Plus globalement, (et paradoxalement), l’univers reste très spatialisé, dessinant un paysage sonore fascinant, n’ayant pas peur d’être dans la recréation sonore ; à ce titre, dans des styles incomparables, Roma ferait pâlir Gravity. De même, les niveaux jouent d’une grande dynamique, poussant parfois jusqu’à des événements sonores très intenses. À mi-chemin entre la timidité du mixage français (qui souvent préconise l’atténuation des ‘effets’ et qui lisse les voix) et l’exubérance pseudo-immersive d’Hollywood (qui surcharge le plan sonore d’un Surround voire d’un Atmos à la fois terre-à-terre et supérieurement épique), Roma propose une expérience d’auteur sensationnaliste qui se tient avec une déclaration du réalisateur : « Quand on m’a présenté l’Atmos pour Gravity, j’ai tout de suite pensé que ce serait plus adapté à un film intimiste qu’à des blockbusters ».
     Outre cela, un principe est palpable tout au long du film : lors d’une dialogue, toute parole prononcée off (dans le contrechamp) est détimbrée, lointaine, acoustique. Cuarón précise que ceci, pour le coup, n’est pas un effet de mixage : ils ont tout simplement gardé les sons directs de la prise image (où, donc, le personnage hors-cadre n’est pas plus filmé que perché). C’est surprenant et, tout compte fait, agréablement honnête.


     Ainsi, ce travail sonore pousse parfois le réalisme petit-bourgeois tantôt vers la terreur, le fantastique, et dans des transes diverses : la musique des voitures sous un tunnel, la lourdeur lancinante d’un brouhaha ethnographique, un carrelage où l’on entend déjà la mer, l’éclat formidable de vagues périlleuses, l’incendie conjuré par une chanson d’ivresse, la rumeur de la guerre civile. Formidable.


Netflix / « in select theaters »


     Est-ce envisageable qu’un large public se jette sur le nouveau Cuarón, le nom qui signait Le Prisonnier d’Azkaban et Gravity, et parvienne à se plier sur petit écran à deux heures quinze qui prennent leur temps en noir et blanc ? (Oui : TOI, qui as lu jusque là !!) On pourra commencer à le voir dès demain 14 décembre, date de sa sortie sur Netflix… mais la bande-annonce précise aussi qu’il sera projeté « in select theater » (ou encore « exclusive limited theatrical engagements »). C’est-à-dire ?


     En fait, le caractère confus de l’annonce s’explique par les différentiels au sein des politiques de diffusion nationales. Autrement dit, tous les pays ne sont pas d’accord pour qu’un film qui sorte en salle soit simultanément disponible sur une plateforme online… C’est le cas de France : la règle de la « chronologie des médias » contraint les films à un ordre de diffusion bien précis, dans le but de préserver l’exclusivité des salles obscures — sortie DVD/Blu-Ray et VOD payante minimum 4 mois après la sortie salle, 12 mois pour diffusion TV sur chaînes payantes (Canal +), 22 mois pour les chaînes en clair coproductrices du film, 30 mois pour la TV en clair, et…4 ans pour une diffusion en VOD gratuite.
     Si, selon ce système, on peut penser que Roma ne sortira pas en salle, c’est faux : les select theaters, ce sont tous les pays qui ne suivent pas la chronologie des médias. Ainsi, Alfonso Cuarón dit lui-même qu’il n’a jamais eu une sortie en salle sur autant d’écrans à travers le monde (quoique le doute soit permis si on le compare à son Harry Potter…). Les débats sont effectivement vifs à ce sujet, car Netflix représente bien un danger pour le système de production traditionnel du cinéma de salle, et notamment de l’exception française. La présence de Okja à Cannes, il y a deux ans, avait fait des remous.
En France, cela se solde par une stratégie publicitaire singulière : les affiches dans le métro parisien n’ont été posées qu’avant-hier (soit 3 jours avant la sortie Netflix), et en grand nombre (souvent deux panneaux côte à côte). Cette agressivité s’explique par un mode de consommation qui nécessite moins de préparation et, en conséquence, plus d’impulsivité : on constate que le film est disponible, on a vu les affiches toute la journée, on va se le mettre à charger en rentrant.
Je n’ai jamais eu le courage de me pencher plus précisément sur la portée politique de cette question, mais aujourd’hui j’ai envie d’accorder le bénéfice du doute à la boîte qui a financièrement permis à Cuarón de finir son film en forme de chef-d’œuvre.


    Pour finir, la mort dans l'âme : le mot de la fin à Netflix qui pitche le film d’une manière bien vague et grandiloquente (à moins que ce soient les mots d’Alfonso lui-même !) :


Time and Space constrain us, but they also define who we are, creating inexplicable bonds with the others that flow with us at the same time and through the same places.


....Mais voyez Roma, bordel, et si possible traversez les Alpes pour le trouver dans une vraie salle !

Alexis_Kanvaxatvcz
10

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Créée

le 13 déc. 2018

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