Deux héros mâles d'une 'perfection' ridicule et deux performances saisissantes pour les antihéroines

Arriver devant Roubaix une lumière en connaissant son supposé sujet principal devrait être une garantie d'ennui. Avec une attente précise, la tendance du film à louvoyer apparaîtra rapidement. Dans le cas inverse, la mise en scène immersive et la vivacité des affaires courantes meublent assez l'esprit pour qu'on ait plus qu'à constater sans dommages (et sans regrets si on savait qu'on venait chez le réalisateur d'Un conte de Noël) que finalement ce film n'avait rien de costaud dans son scénario.


Pendant une heure Roubaix est un digne successeur du L.627 de Tavernier. Éclaté entre différentes sortes d'enquêtes et d'interventions, il évoque à l'occasion Melville et Simenon, avec un encart dans la gaudriole via Philippe Duquesne (mais peut-il surgir pour autre chose ?). Deux affaires mineures surnagent, puis on s'oriente discrètement vers un dossier qui occupera tout l'espace pendant une demi-heure. Comme le signale la mention initiale le film se veut respectueux des faits et nous épargnera donc au maximum les perversions de l'imagination et du suspense. Logiquement le résultat devrait chuter près de la masse des reportages vulgaires et des productions télé policières, mais une trop forte pulsion anti-naturaliste le lui interdit. On la sent au travers de nombreux mouvements de caméra ou de petites choses appuyées. Toutes pointent vers une aspiration au dépassement de cette immanence puante et lasse au bénéfice d'un point de vue cajolant, aveugle comme une morale sans jugement. La mise en scène alourdit constamment et installe une certaine urgence sentimentale, en laissant couler les enquêtes, d'où la possible impatience d'une partie même complaisante a-priori du public et l'adhésion un peu romantique de beaucoup d'autres. La bande-son est pleine d'embardées à contre-temps, par moments Hetzler semble aspirer à la résurrection d'Hitchcock, or le 'film noir' va accoucher d'un mélo.


Ce qui peut passer pour une faute est revendiqué par Desplechin : dans son film, comme le commissaire, on ne cherche pas le pourquoi, seulement le comment. Afin d'aider les gens à nommer les choses, en évitant de les juger et les blesser, tout en recadrant et s'acquittant de son devoir de policier. On ne veut pas s'expliquer les motivations, mais tutoyer les âmes. Notre émissaire est un curé caché sous son costume de flic taciturne et irréprochable. C'est un héros au sens fort, y compris celui d'un roman : le commissaire déclare toujours deviner la culpabilité et l'innocence ; on consent, la réalisation ne viendra que le saluer. Elle ne le conteste pas lorsqu'il se fait paternaliste gâteux avec la gamine. Une certaine proximité physique et relationnelle le légitime sur le plan matériel, les démonstrations empathiques lui donnent carte blanche. Ces élans mielleux sont autant d'accomplissements de ce film de doux. Quelque soient ses qualités il ne peut s'empêcher d'emmener tout le monde vers sa glu sereine, accorder sa compassion avec facilité et heureusement sans s'engager – comme si la lumière avait traversé les heureux témoins. Voilà un film d'assistante sociale libérée des pesanteurs du devoir et sans autres responsabilités que celles soufflées par leur brave cœur – dans ce menu-là c'est un cœur raffiné, même si lors de l'épuration du sang mauvais quelques fonctions vitales ont dû morfler.


Il faudrait donc saluer cette volonté de trouver ou diffuser de la lumière là où un esprit sensé et soucieux d'efficacité éprouverait de l'agacement, de la morgue et de la tristesse. Malheureusement l'amour est facile lorsqu'il se donne à des sujets dont on ne regarde que l'innocence brisée et face auxquels on est en position de supériorité, apte à moduler la distance ou le rapprochement comme l'envie nous le dicte. Fatalement le récit en souffre. Les marges de progression sont réduites, tout ce qu'il y a à faire est consoler ou canaliser des sujets infantiles, avec plus ou moins de tendresse au moment de les emprisonner ou de les renvoyer. Le nouvel arrivant récupère les fruits gentiment moisis de tout cet état d'esprit. Avec son timbre et ses réflexions efféminées, c'est un paroxysme de ces flics touristes qui auraient manifestement dû être psy pour élèves ou moniteur de colo (ceux de Perdrix sont de graves nihilistes répressifs à côté). Il a pourtant une fibre investigatrice et passablement voyeuse, mais cette dimension pointe sans être assumée – et le tartinage de ses bons et loyaux efforts l'envoie aux oubliettes. Il échoue à atteindre le niveau de maturité de Yacoub Daoud car il n'est pas prêt, encore trop attaché et trop exigeant envers ses cibles. Et peut-être car il est religieux même si son culte est gentil – c'est par excellence le type maintenu enfant à l'âge adulte grâce à son angélisme et ses petits rites soufflés par le catholicisme.


Le film doit l'essentiel de ses points et de sa faculté d'absorption aux ressources humaines. Les amateurs renforcent le programme grâce à leur naturel, ne se jouent pas eux-mêmes comme le font souvent des non-professionnels soudain figés par la caméra, ou bien tout patauds et hystérisés. On doit à Léa Seydoux la surprise du film. Souvent contestée, probablement à raison, surtout depuis que les auteurs s'obstinent à lui attribuer des costumes inadaptés, elle est ici parfaite en déchue menteuse et manipulatrice. On sent que son personnage n'a pas admis sa condition de rebut et lutte entre s'accrocher à son image valable de soi et s'adapter pour ne pas finir épave complète, comme celle(s) qu'elle fréquente et probablement cherche à contrôler. Son acolyte est encore plus frappante – pauvre punaise presque émouvante car née cassée, seule à inspirer immédiatement des sentiments marqués (du dégoût jusqu'à la pitié, voire la honte qu'on peut ressentir en étant attendri mais pressé de fuir devant un cas humain si désespéré). Cette prestation de Sara Forestier semblerait extravagante sans l'ancrage terre-à-terre et les connexions attenantes. L'actrice avait fait forte impression dans Le nom des gens mais finalement c'est en jouant brillamment les crasseuses et diminuées qu'elle est devenue sérieusement intéressante.


https://zogarok.wordpress.com/2019/09/11/roubaix-une-lumiere/

Zogarok

Écrit par

Critique lue 387 fois

D'autres avis sur Roubaix, une lumière

Roubaix, une lumière
PjeraZana
5

Malaise et leçons du Commissaire Desplechin

Contrairement aux idées reçues, Arnaud Desplechin, le pape contemporain des auteurs français, a toujours été attiré par le cinéma de genre(s) dans des formes plus ou moins contournées voire...

le 18 août 2019

42 j'aime

1

Roubaix, une lumière
Seemleo
7

La mère Noël est une ordure

Pour une fois l'allumé Desplechin nous pond une oeuvre relativement classique dans sa trame et parfaitement compréhensible intriguement parlant. L'atmosphère de cette ville du nord que l'on présente...

le 26 août 2019

30 j'aime

7

Roubaix, une lumière
EricDebarnot
7

Ma ville, ma lumière...

Je crois qu'on n'échappe jamais totalement à la ville dans laquelle on a été enfant, adolescent... Desplechin portait Roubaix en lui, et toutes ses frasques dans les milieux bobos / intellos...

le 25 sept. 2022

25 j'aime

12

Du même critique

La Haine
Zogarok
3

Les "bons" ploucs de banlieue

En 1995, Mathieu Kassovitz a ving-six ans, non pas seize. C'est pourtant à ce moment qu'il réalise La Haine. Il y montre la vie des banlieues, par le prisme de trois amis (un juif, un noir, un...

le 13 nov. 2013

51 j'aime

20

Kirikou et la Sorcière
Zogarok
10

Le pacificateur

C’est la métamorphose d’un nain intrépide, héros à contre-courant demandant au méchant de l’histoire pourquoi il s’obstine à camper cette position. Né par sa propre volonté et détenant déjà l’usage...

le 11 févr. 2015

48 j'aime

4

Les Visiteurs
Zogarok
9

Mysticisme folklo

L‘une des meilleures comédies françaises de tous les temps. Pas la plus légère, mais efficace et imaginative. Les Visiteurs a rassemblé près de 14 millions de spectateurs en salles en 1993,...

le 8 déc. 2014

31 j'aime

2