La carrière d’Ang Lee est un travail d’équilibriste, le cinéaste étant partagé entre Taïwan et les États-Unis, mais aussi entre des films à grand spectacle (Hulk, L’Odyssée de Pi, Tigre & Dragon) et des films plus intimistes (Garçon d’honneur, Brokeback Mountain, Ice Storm ou le très beau Un jour dans la vie de Billy Lynn, un des meilleurs films traitant de la guerre en Irak). Salé sucré appartient à cette dernière catégorie, plus précisément aux chroniques familiales que le cinéaste taïwanais sait toujours narrer avec subtilité et bonheur.
Il suffit de quelques images pour le comprendre : dans son domaine, Monsieur Chu est une référence. La précision des gestes, le choix des aliments (dont une bonne partie vient de sa propre production), la rapidité d’exécution, aussi bien que les innombrables photos où il pose auprès de célébrités, tout aboutit à la la même conclusion : comme le dira oncle Wen, Chu est « le meilleur cuisinier du pays ».
Cette introduction insiste bien non pas sur les plats eux-mêmes mais sur l’art consommé avec lequel Chu les réalise. La caméra s’arrête sur le moindre geste (certains étant plutôt déconcertants), sur le visage concentré d’un homme tout à son art. Et on comprend vite que pour lui, la cuisine est un monde à part entière, dont il connaît les moindres secrets.
C’est autour de cet art gastronomique que vont se retrouver tous les personnages du film, à savoir Monsieur Chu et ses trois filles.
L’ainée, Chu Jia-jen, est professeur de chimie dans un lycée. D’apparence froide, elle a tout de la vieille fille renfermée sur elle-même. Cela doit être d’autant plus compliqué que tout le monde ne cesse de lui rappeler son statut de célibataire.
Chu Jia-chen a tout de la femme d’affaires active et dynamique. Directrice adjointe d’une compagnie aérienne, elle est très appréciée dans son travail et mène une vie sentimentale plus que satisfaisante avec… son ex.
Enfin, la benjamine, Jia-ning, travaille dans un fast-food.
Toute cette fratrie, qui mène sa vie de son côté, est réunie immanquablement tous les dimanches pour le repas familial concocté par le père. C’est le genre de rituel immuable auquel on voudrait pouvoir échapper parfois, mais qui structure une famille.
Une image revient régulièrement dans le film. Une jeune policière, postée au milieu d’une immense avenue, y règle l’intense circulation. Le premier plan du film montre les voitures arrêtées qui démarrent toutes au même moment. Comme si la vie suspendue reprenait subitement son cours.
Dans Salé Sucré, Ang Lee filme beaucoup les flots humains : flots de voitures déboulant dans une avenue, flots de passagers entrant dans un bus et entraînant inexorablement la petite Shan-Shan, flots humains marchant dans les rues, etc. Les personnages sont emportés dans le courant sans rien pouvoir y faire. C’est le temps, l’âge, le vieillissement, et finalement l’image de la vie dans son ensemble. C’est cela que montre son film.
Salé sucré s’attache à des personnages qui semblent, au début du film, pris dans une situation dont ils ne peuvent s’extraire. A l’image de ce repas dominical incontournable, les trois filles Chu apparaissent comme captives d’une situation familiale inextricable. Finalement, c’est aussi le cas de leur père : depuis la scène d’ouverture, on le voit essayer d’annoncer quelque chose à ses filles, sans jamais y parvenir…
Et finalement, le film montre comment tous ces personnages vont prendre leur envol, un par un. Ang Lee réalise cela avec humour et une grande tendresse pour ses protagonistes. Les personnages échappent tous à la caricature et aux simplifications pour devenir, chacun à sa façon, un humain émouvant avec lequel on sympathise.
C’est là l’une des grandes forces de ce film : Salé sucré est un film humain, qui aborde le thème du rapport entre famille et individu. Quelle distance mettre entre soi et sa famille ? Comment gérer son passé pour qu’il n’empêche pas de forger un présent, voire un avenir ?
Pour cela, Ang Lee agit comme le père cuisinier du film : il fait un mélange parfaitement dosé, subtilement équilibré, d’humour, de drame et de sensualité gastronomique. Il concocte ainsi une chronique familiale douce-amère, tendre et toujours juste dans sa façon de décrire des relations pleines de non-dits.
[article initialement paru dans LeMagDuCiné]