La vision la plus désespérée d'un système en décadence

Salò ou les 120 journées de Sodome (que nous résumerons ici à Salò) reste encore aujourd'hui le long-métrage à la réputation la plus sulfureuse de l'Histoire du Cinéma. Provoquant chez certain la sensation d'être face à un chef d'oeuvre et pour d'autre l'offuscation (le mot est faible), il ne fait aucun doute qu'il est l'exemple parfait du film à scandale. Sorti en 1975, il s'agit du dernier film de Pier paolo Pasolini, réalisateur issu du modernisme italien. Ce cinéaste et artiste complet (il est également écrivain, poète, scénariste et acteur) a conçu sa filmographie en trois cycles distincts :
- Le cycle réaliste
- Le cycle biblique et myhtique
- Le cycl crypto érotique : c'est dans ce dernier que l'on retrouvera des films tels que Théorème, Porcherie ou bien évidemment Salò.


Ce dernier long-métrage du cinéaste avant son assassinat est aussi son plus triste et désespéré. Salò est une libre adaptation de l'écrit le plus célèbre du Marquis de Sade : Les Cent Vingt Jours de SodomePasolini transpose le scénario dans la république fasciste et consumériste de Salò à la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Un groupe de quatre notables décident de séquestrer 9 jeunes hommes et 9 jeunes femmes toutes et tous vierges. Ces jeunes gens se verront dans l'obligation de subir crescendo vices après vices, les fantasmes et tortures (psychologiques comme physiques) de leurs tortionnaires. Ils se verront également confronté à l'écoute d'histoires /récits directement tirées de l’œuvre du Marquis de Sade, par des maquerelles et prostituées destinées à aguicher le désir des notables fascistes. Le tout sera découpé en quatre "chapitres" aux titres assez explicites quand à ce qu'il vont proposer en allant toujours plus loin dans les extrêmes de la perversité. Ce découpage fait référence à une autre œuvre auquel Pasolini se réfère : L'enfer, de Dante. Dans cette œuvre de la fin du Moyen-âge, la narrateur est guidé par l'auteur latin Virgile dans les neuf cercles de l'enfer. D'une certaine manière, Pasolini devient alors notre Virgile qui nous mène au sein d'un autre enfer, celui propre à Salò .
1) Le Vestibule de l'enfer
2) Le Cercle des Passions
3) Le Cercle de la Merde
4) Le Cercle du Sang


La polémique que véhicula le long-métrage provoquera un immense scandale à sa sortie et ce même hors des limites du territoire italien. Censuré, voir interdit, dans plusieurs pays pour le discours politique fusionné à la violence et la sexualité de façon explicite finira de catégoriser le métrage comme le film à scandale ultime. Il reste cependant une pierre angulaire dans l'Histoire du Cinéma et est selon moi un film que tout cinéphile se doit de voir une fois dans sa vie (bien que paradoxalement le film ne soit pas accessible à tous). Il est évident que visionner Salò est aujourd'hui source de convoitise mais aussi d'appréhension et il n'est pas rare d'entendre au cours d'une discussion à caractère cinématographique "tu as déjà vu Salò?" comme un message de défi. Il est en effet évident que certains passages restent délicats même pour un cinéphile confirmé mais en réalité Salò reste un long-métrage très regardable. C'est un peu tout le problème quand l'imaginaire collectif mystifie un film sans le voir pour ses aspect crus et violents. Certains spectateurs se disent d'ailleurs aujourd'hui déçu en le découvrant, s'attendant à être dégoûté et choqué. Il s'agit à mon sens d'une très mauvais manière d'aborder une oeuvre et principalement une oeuvre comme celle-ci. Le film ne se résume absolument pas à une succession de séquences violentes et scatophiles comme veulent bien faire croire certains. Pasolini veut avant toute chose élaborer une critique sans concession sur l'idée du pouvoir absolu qu'une certaine liberté donne à ceux qui se l'octroie, un fascisme total en d'autres termes. Il parle de la déshumanisation de l'être humain jusqu'à le priver de la parole. Les notables sont associés à des bourreaux étant constamment en opposition avec leurs victimes misent en soumission.


Je pense qu'il est malheureusement impossible de découvrir Salò aujourd'hui avec un regard neutre à moins de posséder le savoir nécessaire en amont. A vrai dire nous sommes très loin du genre "torture porn" comme certains le laissent entendre. Rien avoir donc avec des Cannibal Holocaust ou navets à la Human Centripede.


Cette dernière oeuvre du cinéaste fait suite à ce qu'il appelle sa "Trilogie de la Vie", un triptyque cinématographique célébrant la libération sexuelle. Salò se pose alors comme « l'abjuration de la trilogie de la vie », et exprime le sentiment de défaite et du désespoir pour Pasolini par rapport à sa précédente vision. Pour lui, la libération sexuelle n'en est pas une. Elle est plutôt le moment où le dernier espace sacré, le corps, se retrouve à son tour avaler par la machine de la société de consommation. Cette société, la nôtre, devient alors pour Pasolini le lieu d'un fascisme totalement nouveau.Il estime le capitalisme et le consumérisme représente ce nouveau fascisme. Son film construit alors un spectacle de violence et d'orgie menant à l'anarchisme où la liberté est toujours une liberté au dépens d'autrui, où l'autre est consommé, cannibalisé et ensuite assassiné. De par sa proposition de critique frontale du capitalisme, Salò dénonce brillamment cette société en décadence constante où le pouvoir, de tous contre tous, mène à la déshumanisation de l'esprit et du corps.


Pasolini réalise un chef d'oeuvre, un film unique dans l'Histoire du Cinéma. Salò est effrayant dans sa radicalité et dans sa façon de développer son discours. C'est à travers une mise en scène très théâtrale à travers une composition extrêmement soignée du cadre que le cinéaste nous prouve une dernière fois l'étendue de son talent. Il est intéressant de noter que le tournage s'est très bien passé pour toute l'équipe du film. Il en résulte des acteurs prodigieux faisant passer toutes les émotions nécessaires. Mention spéciale pour les acteurs incarnant les 4 notables créant des caractères froids et terrifiants. Il est d'ailleurs recommandé de visionner le film en VF (Pasolini estime que la véritable version était celle-ci, il faut savoir que tous les films italien étaient doublés à l'époque). Les dialogues sont une grande force du film, un aura malsain et atroce ressort de toute cette froideur.


Il est en fait très compliqué de parler d'une oeuvre cinématographique de la sorte. Il est cependant évident que ce film continue de fasciner un public en demande ainsi que des cinéastes de renom (Claire Denis, Michael Haneke,...). Je vous recommande d'ailleurs l'interview du français Gaspard Noé qui dira ceci à propos de Salò : "Si Pier Paolo Pasolini n'était pas mort, on l'aurait tué pour avoir fait ça !". Pasolini fut en effet sauvagement assassiné en 1975 sur une plage italienne à priori pour son homosexualité et pour sa position assumée de communiste. Et si Salò avait tué Pasolini ?


Il s'agit du meilleur film de son auteur et d'un monument absolu du cinéma étant toujours d'actualité. Un chef d'oeuvre visionnaire mais aussi son plus terrifiant. Dans sa critique du capitalisme et du consumérisme, Pasolini nous offre peut-être aussi le film au discours le plus dure et désespéré du Cinéma, mais aussi l'une des plus grandes oeuvres cinématographiques jamais réalisée.

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