Comment traiter de la seconde guerre mondiale quand on s'appelle Pier Paolo Pasolini ?

Je ne sais pas comment cette idée est venue mais un soir, avec un ami, on avait prévu d'aller voir "Salo ou les 120 jours de Sodome" de Pier Paolo Pasolini au cinéma L'Ariel à Mont-Saint-Aignan. On était quoi dans la salle ? Y'avait nous deux et puis peut-être deux autres, mais pas plus. Bref, on regarde le film, partagé entre d'une part, l'oeuvre forte, un délice cinématographique, le propos puissant d'une jeunesse villageoise souillée et d'autre part, le cauchemar, l'impact psychologique, l'outrepassement de toutes les lois humaines mêlé à l'ordre puissant d'une bande de bourgeois qui ont plein pouvoir sur des vies dont ils se moquent.


Ce n'est pas tant la violence physique qui impacte que la violence psychologique d'un homme qui te crie de manger sa merde encore chaude parce qu'il te crie de la manger et qu'il est puissant. Il est l'ordre. Tout un symbole dont je ne sais pas à quel point nous étions conscients à l'issue du visionnage. Je crois que pas un mot entre nous n'a été échangé pendant. D'ailleurs je pense que j'avais ressenti le film plus que l'avoir compris. Parce qu'à l'issue de la séance, il me semble que, moi encore embrumé dans mes espérances cinématographiques, je me suis approché de l'écran avec mon ami. On a dû dire un truc comme "ouais" ou encore "c'est...".


C'est l'histoire d'un indicible qui te traverse, c'est tout, camarade.


Et puis, on est sorti du cinéma. On était silencieux. On disait des "ouais" ou encore des "c'était..." et on riait de cette incapacité à formuler cette merveilleuse cruauté.


Je crois que je n'ai pas ressenti un film plus puissamment que celui-ci. Parce qu'il a eu un impact profond celui-ci. Comme s'il... avait reculé ce que je pouvais tolérer de regarder, mais de manière accélérer. J'avais déjà plein de trucs horrifiques, mais j'ignorais encore que c'est l'impact psychologique qui me terrifiait le plus : il suffisait qu'on soit petit, qu'un autre nous hurle dessus des ordres. On obtempère. Et c'est ce recul que j'ai recherché ailleurs dès ce moment-là. C'est après Pasolini que je suis allé vers Haneke ou vers Seidl.


Une décennie plus tard, j'ai eu un autre point de vue sur ce film, un point de vue plus marxisant.


Pasolini, après avoir fait des films sur les classes populaires, adressait dorénavant une vision de la bourgeoisie. Et il s'y prenait d'une manière rare : là où d'autres s'évertuaient à érailler des "mauvais" comportements bourgeois (la culpabilité, le cynisme, l'opportunisme), Pasolini faisait parti de ceux qui la percevaient comme une classe destinée à spolier une majorité afin que leur minorité assoie son pouvoir et sa légitimité...


Et plus c'est violent, pour Salo, et plus c'est insidieux, pour Theorème - mais d'un piège tourné à l'envers - plus il est manifeste de constater que la bourgeoisie et sa domination économique est une dictature, une dictature qui est prête à applaudir les pires monstres plutôt que de remettre en cause ses fondements historiques.


Les gens considèrent Salo pour sa violence physique et psychologique. Oui, c'est choquant. A partir de là, on trouvera toujours des dégoûtés et des admirateurs. Pour ma part, c'est justement sous le poids du choc qu'on en vient à ne voir plus que ce choc, plutôt que son auteur.
Nous avons une vue et une pensée obstruée par la violence d'une classe minoritaire sur le reste du monde.


Dans le cadre de la décadence italienne de 1945, Pasolini dresse le tableau de cette impression cauchemardesque qui persiste sans cause véritable aux yeux du petit peuple sacrifié. Personne ne se rebellera (à part l'éternel bonne qui tantôt se béatifie, tantôt se suicide). Personne. Alors oui, il y a des cris de la part d'une femme du peuple, il y a son refus. Mais ce sont des éléments mineurs. Il y a surtout cette petite-bourgeoisie, appelée à être tantôt soldat, tantôt souffre-douleur : c'est la meilleure jeunesse qui va sous terre ; la plus docile mais aussi l'avenir et la perpétuation/la permanence de la bourgeoisie.
Et là, s'il existe une référence qui nous est proche, je raccroche Pasolini à tout ce que je peux dire de Trier.


Sur le pont de Perati
Drapeau noir*
C’est le deuil de la Julia**
qui va-t-en guerre.
C’est le deuil des Alpins
qui va-t-en guerre
La meilleure jeunesse
qui va sous terre.



  • A l'origine, le noir est seulement la couleur du deuil... Mais Pasolini en fait autre chose, peut-être une allusion à l'anarchisme de droite et aux chemises noires.
    ** Nom de la division alpine.


Il n'y a eu, à ma connaissance, aucun film prenant le contexte de la seconde guerre mondiale tout en parlant de certains des véritables responsables. Ici la bourgeoisie italienne. Salo est allé droit au but.

Andy-Capet
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le 27 févr. 2014

Modifiée

le 27 févr. 2014

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