Coup d'essai - coup de maître ?
Pas tout à fait. Blood simple est un choc, mais il reste encore pas mal d'approximations, surtout après avoir découvert l'oeuvre future. Les incohérences du scénario ne sont pas toutes intéressantes (même si certaines trouvailles relèvent du génie) et surtout le film est très étiré, tiré en longueur - notamment dans les dialogues entre les deux amants maudits, repris en boucle, ou encore dans les multiples aller-retours, répétitifs, sur le lieu du crime.
Il y a aussi une sécheresse, une absence de chair, comme si les personnages, très peu nombreux, étaient filmés au plus près, quasiment à l'os, au long d'un récit très minimaliste et qui ne sort jamais de son action unique - alors que l'art des Coen résidera précisément dans les décalages, dans les digressions délirantes, dans les dialogues insensés, dans l'irruption de nouvelles silhouettes et dans l'humour énorme résultant justement du contraste entre drame et dérision. Ici le potentiel ne fait qu'affleurer, avec le personnage du tueur psychopathe, et plutôt à travers ses petits rires assez atroces que par le biais des dialogues.
Il y a aussi des références cinématographiques évidentes, quelques hommages, à la Nuit des morts-vivants ou à Shining (la poursuite finale, avec porte explosée), et encore l'ombre tutélaire de James Cain - mais il y a surtout des références, des recherches propres aux frères Coen et qui vont irriguer l'oeuvre en devenir.
Cela peut porter sur des détails, des promesses qui seront développés, amplifiés par la suite - par exemple l'incinérateur, jouxtant le bureau du crime, toujours présent, finalement très peu utilisé et qui reviendra sous la forme d'un broyeur, magnifié à la fin de Fargo. Il y a ainsi nombre de leitmotivs très saisissants dans Blood simple - le ventilateur plafonnier, rappelant un peu ceux d'Angel Heart, tentant d'aérer une pièce confinée, et plus encore les poissons pêchés par le futur mort, et qui resteront présents sur les lieux jusqu'à la fin du film, au point qu'au dixième gros plan sur leurs yeux vitreux l'odeur de pourriture finira presque par s'échapper de l'écran et atteindre le spectateur.
Cela porte aussi sur des éléments essentiels de leur dramaturgie - le personnage insensé, énorme du psychopathe, encore à l'état d'ébauche (mais assez saisissante), encore très perfectible (il demeure encore assez embryonnaire dans Arizona Junior) et qui finira par prendre une ampleur inégalable avec les débiles mais très méchants tueurs de Fargo, avec Chiguhr, le play mobil désincarné de No country ...
L'art des Coen explose avec la scène la plus magistrale du film : un contrat, non respecté par le tueur, mais joliment maquillé (avec photos approximatives), et une bifurcation pour le moins surprenante puisque c'est le commanditaire, pourtant dupé, qui y restera de la façon la plus soudaine et la plus absurde. Les Coen surgissent avec ces aiguillages absolument imprévisibles, et qui défient toutes les lois d'un récit linéaire. On entre dans le génie et on n'en sortira plus.
La surprise vient aussi d'un casting, pour le moins déconcertant, et plus encore vu d'aujourd'hui,
Frances Mc Dormand, jeune, pas encore épouse de Joël Coen ni muse des frères, crédible en vamp fatale, avant de s'incarner dans des avatars passablement différents,
Dan Hedaya, le prototype du second rôle dont on ne parvient pas à associer le nom à un visage, et dont on se souviendra pourtant après Blood simple, comme sosie possible de Guy Marchand, et avec la même pilosité thoracique,
John Getz, que l'on retrouvera plus tard dans un second rôle important dans la Mouche, mais réellement impossible à reconnaître,
et M. Emmet Walsh, en psychopathe définitif, énorme, gras, répugnant de sueur, à la voix et aux ricanements de fausset, et trouvant là le rôle de sa vie.
La légende des Coen est en marche.