“The world is full o' complainers. An' the fact is, nothin' comes with a guarantee.”
(voix off liminaire)
Au commencement était le sang. Blood Simple, acte de naissance des frères Coen, grave au couteau dans des peaux burinées la marque de fabrique de deux comparses qui vont tracer un sillon profond dans le cinéma américain des décennies à venir.
Le recul permet aujourd’hui de déterminer quelles furent leurs hésitations, et à ce titre, la succession Blood Simple / Arizona Junior est parlante : un film noir pur jus contre une comédie déjantée. La suite de leur œuvre saura avec sagesse mélanger le tout pour qu’ils puissent définir une tonalité qui n’appartient qu’à eux. Même si l’on retrouvera encore des films à la tonalité unique (et des chefs d’œuvres, comme The Big Lebowski ou No Country for old men), c’est dans ce déséquilibre savant que se diffuse leur saveur.
C’est toujours la même histoire avec eux : celle de personnes qui ne savent pas communiquer, empêtrées qu’elles sont dans leurs mensonges et leurs petites trahisons, et qui s’embourbent encore davantage au grès de péripéties gorgées d’ironie cynique.
Alors que l’intrigue noire tient ses promesses parce qu’elle propose la partition attendue (le mari, la femme, l’amant, le détective privé, un motif entêtant de quelques notes de piano), c’est dans l’atmosphère que les Coen dévissent malicieusement les boulons : des mines patibulaires, des ordures, et une galerie de bourreaux pouvant à tout moment (re)devenir victimes. Blood Simple est d’une densité rare : en 1h30, le récit parvient à prendre son temps, dans de longues séquences à l’épaisseur proprement étouffante : l’arrivée d’un camion sur une route nocturne alors qu’un protagoniste a un cadavre sous les bras, un cadavre qui se réveille et braque son croque-mort avant d’être enterré vivant, une main cloué à une fenêtre : les catastrophes s’enchainent et s’enlisent, avec cette assurance noire que le pire peut toujours advenir.
Parce que dans ce jeu de dupe, personne ne comprend rien : le scénario, absolument maléfique, joue des béances pour mieux perdre les instigateurs relégués au rang de pions inconscients. Objets oubliés, voitures lancées sur des routes (une constante chez les frangins, qu’on retrouve notamment dans Fargo qui joue beaucoup de cet esprit de trajectoires lancées vers l’erreur et l’échec), photos truquées : à chaque fois, un personnage arrive après l’action, et, piètre enquêteur, fait les mauvaises conclusions. La lumière est toujours là pour éclaireur par erreur : ainsi de ce transfert du mari à l’amant, lui annonçant qu’il va devoir prendre en charge les mensonges constants de la femme qu’ils partageaient ; ainsi de ce très beau dilemme face à la lumière dans l’appartement final : la laisser allumée, c’est permettre au sniper d’en face tirer. L’éteindre, c’est rendre possible un assassinat at home… Plus tard, la lumière qui pénétrera dans la pièce d’â côté se fera à la faveur d’impacts de balles.
C’est un donc un ballet hasardeux vers le pire que retrace Blood Simple, chaque nouvelle circonvolution rivant davantage les couples vers le sol. Le dernier échange entre les survivants est à ce titre jubilatoire : enfermés dans un espace troué, rats perdus dans un labyrinthe, ils ne se vident de leurs sangs ou de leurs questions que pour affirmer la grande victoire des d(i)eux sadiques aux commandes.
(8.5/10)