Claudette ne supporte pas son chien qui lui colle aux pattes. « Du balai sale cabot » vocifère-t-elle d’une voix qui percerait les tympans du plus sourd des hommes. Il faut dire qu’elle se lève rarement du bon pied, Claudette. Elle ploie petit à petit sous le fardeau des années. Elle écoute son corps gémir mais personne ne l’entend se plaindre. Ces maudits assistants sociaux sont à côté de la plaque ; même si, elle le sait, ils sont de bonne volonté. C’est ceux d’en haut, ceux q’ « on ne voit jamais » qu’elle blâme. Sa ferme l’accompagne dans sa décrépitude. Les meubles frissonnent de poussière, la grange se dissout dans la merde des boeufs, elle nourrit l’agneau à côté du cadavre de sa mère qui gît sous les nuées de mouches depuis plusieurs jours. Claudette sait qu’elle ne « peut plus », alors elle abandonne, elle s’abandonne, elle et son monde.
Christian, lui, parle peu. Il n’aime pas perdre sa salive à raconter n’importe quoi. S’il devait remercier le ciel pour une chose, au moins, ce serait pour ce silence si précieux qu’il a vaillamment conquis toute sa vie. Il n’est pas aussi vieux que Claudette, mais il pressent dans son dos l’ombre de l’âge ouvrir ses grands bras. Alors il prépare sa ferme et ses animaux aux prochains soubresauts du temps, en silence.
Noémie est la seule à s’y retrouver dans son bazar. Ca fait longtemps qu’elle n’a plus conscience de son environnement. Qu’importe que les poubelles s’amassent, que son manteau soit rapiécé, que ses vêtements ne soient plus que des collines dont on ne distingue même plus la cîme, que sa maison et sa porcherie soient de plus en plus cousines : tant qu’elle peut se coucher, se lever, faire chauffer sa bonne vieille marmite en laiton rouillé. Et soigner ce petit cheval en bronze, cet objet que son défunt mari souhaitait emporter avec lui dans la tombe, mais qu’ « ils » lui ont refusé.
Les souvenirs de Robert défilent. L’argentique claque, l’émotion lui soulève le coeur. Sa ferme était différente alors...Qu’est-ce que c’était ? Ah oui, des enfants. Des jeunes. Dont lui, adossé à la charpente moussue de l’entrée, celle-là même qui pourrit tous les jours un peu plus. C’est peut-être un effet de la caméra, mais la lumière n’est pas la même. Les visages resplendissent. Aujourd’hui ce sont des nuages désespérément gris. Ah si, quelque chose n’a pas changé : les chiens étaient déjà là, infatigables compagnons.
Une portée de chatons roux au creux de ses mains, Solange s’affale dans son fauteuil, heureuse. Les animaux sont si affectueux, plus que les humains, dit-elle. A la ferme les animaux sont en surnombre. Il y a le bétail, outil de travail et fruit du labeur, trophée que l’on couve comme on tient à cette fierté transmise de père en fils. "Papa ne m'aurait jamais cru aussi fort" dit Philippe, tandis qu'il résiste inutilement aux agents de l'administration qui viennent lui prendre ses vaches. Et puis il y a les chiens et les chats, les lapins et les coqs, les canards et les oies : eux se promènent innocemment dans les couloirs de l’existence, soleils discrets jusqu’à ce que tombe la nuit.
Claudette a finalement vendu sa ferme. Elle vit dans une maison plus moderne, plus confortable, plus hygiénique, plus lumineuse. Elle souffre toujours, sinon plus. Son corps gémit, comme avant. Mais son esprit est aussi malade. Elle s’en rend compte, son chien ne lui colle plus aux pattes, elle ne lui hurle plus dessus à longueur de journée : elle est seule au monde.