La croisière s’amuse

Puisqu’il s’agit ici d’évoquer un film qui ne fait pas de la dentelle, allons droit au but : Triangle of Sadness est un film qui vous explosera à la tronche. Ruben Östlund emporte le spectateur à bord d’un étrange voyage, un curieux objet de cinéma, sorte de chef-d'œuvre scatophile et faussement anti-capitaliste, qui crache sur tout le monde, sans aucune limite et sans aucun complexe.

Objet de débats avant même que le film dérobe la palme d’or, Triangle of Sadness avait déjà gagné le mérite de faire réagir son audience avec autant d’outrance que lui. Pas de demi-mesure possible, le film s’apprécie ou se déteste totalement. C’est avant tout une expérience, un film qui ne cherche surtout pas à être aimé de tous puisqu’il n’épargne personne. Tout au contraire, Triangle of Sadness est fait pour marquer les esprits, provoquer et balayer les idéaux des spectateurs et les faire réagir à grands coups d’humour bien gras, mais toujours savamment dosé.

Miroir, mon beau miroir

Le film s’ouvre sur les personnages de Yaya et Carl, 2 jeunes mannequins, très riches, très amoureux, très “instagrammables", aux physiques et à la notoriété parfaite. Le règne des apparences obstrue le début du film, on mesure l’importance des personnages à leur salaire et à leur nombre d’abonnés Instagram. Tout à beau être matériel et futile, les personnages sont sans cesse ramenés au monde réel par des éléments perturbateurs qui interviennent dans l’image ou la bande sonore : une mouche qui vole dans le plan, une porte d’ascenseur qui refuse de rester ouverte, un bruit d’essuie glace qui grince pendant une conversation. Des éléments que l’on remarque à peine, mais qui créent un inconfort qui ne fera que croître tout au long du film. Le début d’une longue escalade, ayant nul autre but que d'entraîner une chute.

Dans l’œil du cyclone

Triangle of Sadness avance à visage couvert, le film se construit en trois parties et évolue sous l’apparence d’un cheval de Troie qui obnubile le spectateur avec trois sujets principaux : le culte de l’apparence, l’argent, le pouvoir. Pour faire vivre ses sujets, Östlund crée une gamme de personnages plus ou moins grossiers ou sympathiques à travers lesquels il s’évertue à nous prouver, image à l’appui, à quel point les gens (trop) riches sont dénués d’humanité et d’empathie. On s’amuse d’eux, on les regarde de haut, bien cachés derrière notre écran. On observe ces personnages, comme des bêtes de cirque, on s’amuse de leurs exigences bêtes et futiles, de leur goût pour le luxe, de leur inhumanité… Les clichés s'accumulent jusqu’à littéralement imploser… Dans une scène hors-norme de plus 20 minutes, les apparences se disloquent dans un torrent de crasse qui vous fera regretter votre dernière gastro. Ruben Östlund vide littéralement ses personnages, leur fait cracher leur égoïsme, leur fric et leur égo. Ça pète et ça ch*e a tout berzingue, et on se plie de rire en voyant ces gens si riches et si précieux nager dans leur propre crasse. Preuve en est que le caca et le pipi restent une recette efficace pour faire rire. Si au premier abord, la scène est juste drôle et cocasse, elle bascule vite dans le chaos total, au point que la distinction entre la drôlerie et la dureté des images n’existe plus du tout. On se délecte du pire et on rit du malheur des autres sans une once d’empathie. C’est là que le cheval de Troie s’ouvre et qu’une question se pose : où sont les méchants, à l’intérieur ou à l’extérieur du film ? Se délecter à ce point du malheur des autres, ne revient-il pas à s’abaisser à la méchanceté des personnages ? La mascarade transcende alors l’écran et le spectateur, voyeur tout puissant, au chaud dans son fauteuil est mis face à l’évidence de sa propre méchanceté. Le film ne nous fait pas l’honneur de nous détailler à quel point c’est atroce du rire du pire, il nous laisse cheminer dans notre propre bêtise.

Sous couvert de se moquer des gens qui aiment trop l’argent, Ruben Östlund prend en grippe la société toute entière et l’expose dans un métrage aussi hilarant que navrant. Une triste satyre du monde, qui réveille les orgueils, nous donne à voir ce que l’humanité est devenue : un monde écran, obnubilé par les apparences et le matérialisme. Le film le plus tristement drôle de l’année 2022, un film sans filtre.

pollly
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le 2 juin 2022

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