Le monde selon Ruben Östlund n’est qu’une vaste comédie où l’un joue le César et l’autre l’Arlequin, suivant l’image du theatrum mundi ici vidée de sa substance religieuse. Le film propose ainsi un jeu avec les statuts sociaux, de la même façon que le faisait Marivaux en son siècle : soit l’inscription des rapports de classe dans un cadre donné qui, s’il vient à changer, modifie du tout au tout la distribution des rôles. Il prend un malin plaisir à dégrader les corps richement habillés et rigoureusement conduits en les raccordant à leurs fonctions d’organismes : on les voit engloutir des mets luxueux avec dégoût – mais qui conviennent bien mieux à leur image qu’un cheeseburger accompagné de ses frites ! – puis les vomir ou les déféquer, souillant vêtements, réputation et perfection d’un bateau aux murs éclaboussés par les charriots de ménage et par les eaux usées.

La deuxième partie est un jeu de massacre réjouissant, construit sur un crescendo au terme duquel les dysfonctionnements observés ou perçus convergent ; le cinéaste s’amuse à rassembler les contraires, comme ce duo formé par un capitaliste russe et un marxiste américain, il tire de ces contrastes une suite de variations infinies d’un portrait de la nature humaine plus subtile qu’il n’y paraît. Le personnage principal s’impose dès le début moraliste, spectateur du monde soucieux de défendre une lecture morale de l’existence ; la séquence d’ouverture au restaurant brille par le ciselage de son écriture des dialogues, la rigueur avec laquelle sont construits et éclairés ses plans – à l’image du film tout entier – et un intérêt porté par les bruits parasites, ici le tapotage frénétique de la mannequin sur son portable.

Ce travail du son crée un décalage entre les situations représentées et leur réception par un spectateur critique : le bruit des essuie-glaces dans le taxi, celui des mouches sur le yacht, le sac et le ressac des vagues venues tourmenter les passagers du navire, le cri d’un monstre tapi dans une végétation luxuriante, ceux de l’Allemande laissée « in den Wolken »... Qu’il s’agisse de scènes de la vie conjugale d’un couple d’influenceurs-modèles ou de repas pris entre membres de la très haute société, le ridicule est partout, il démasque les faux-semblants d’un petit monde trop propre sur lui qui accède alors à la lucidité ou à l’ironie du sort – pensons à ce couple de commerçants d’armes, punis par une grenade de leur catalogue. L'industriel russe est à la fois l’allégorie du riche capitaliste et son démystificateur : la franchise dont il fait preuve en parlant de son succès le change en gardien d’une lucidité, quelque peu ternie lorsque, échoué sur l’île, il fait le deuil de sa femme en récupérant ses bijoux.

Ni bonne ni mauvaise, la nature humaine se révèle dans ce qu’elle a de plus paradoxal. Ruben Östlund ne condamne que les postures, non les personnes qui, au contraire, sont saisies dans leur ambiguïté et leur pluralité fondamentales. Il suffit, pour s’en convaincre, de suivre l’évolution du protagoniste principal qui s’improvise amant intéressé du nouveau capitaine de l’île, avant de tomber amoureux d’elle – en témoignent des gestes qui traduisent son attachement. La construction tripartite du récit exploite trois genres théâtraux différents : le drame conjugal, précédé d’une satire féroce du milieu de la mode, la farce bouffonne et la tragédie. En résulte une œuvre-somme, interprétée et réalisée à la perfection, tour à tour classique dans les références qu’elle mobilise – modèle de l’odyssée, influence de Sa Majesté des mouches ou de L’Île des esclaves par exemples – et moderne dans la réactualisation proposée des vanités, comme l’atteste l’omniprésence des fleurs sur les tables, dans les mains d’hôtesses passant au second plan, en motif décoratif etc.

Un chef-d’œuvre justement récompensé au festival de Cannes.

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le 25 déc. 2022

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