Dans ma critique de Cinq Soirées, je faisais remarquer que quelle que soit la qualité du scénario, des acteurs, des dialogues, etc, une photographie sépia élevait toujours le niveau d'un film à mes yeux. On a tous nos péchés mignons, n'est-ce pas ? Eh bien, nous avons aussi nos bêtes noires, et dans mon cas il s'agit de ce qu'on appelle "briser le quatrième mur".


J'ai beau chercher, je n'arrive à penser à un cas qui me plaise, quelques soit le film. Depuis les incessantes autodérisions de Ryan Reynolds dans Deadpool jusqu'au regard accusateur de Ray McAnally dans l'étrange scène post-générique de Mission en passant par le fameux peignoir de Matthew Broderick à la fin de Ferris Bueller's Day Off ou encore le tristement célèbre "This never happened to the other fellah" de George Lazenby tout frais successeur de Sean Connery en 007 dans Au Service Secret de sa Majesté, ce n'est tout simplement pas un exercice qui me plaît car il me sort totalement du monde dans lequel je suis censé m'immerger pour apprécier le film, puisqu'on en sent l'artificialité totale.


Bref, si je vous dis cela c'est parce que Sans Témoins, le septième film de Nikita Mikhalkov et le deuxième d'affilée à se dérouler dans l’URSS contemporaine au tournage, est truffé de ces moments où l'un des deux protagonistes (elle une seule fois, curieusement, contre une bonne demi-douzaine pour lui), s'adressant en fait à l'autre ou à lui-même, fait face à la caméra et nous regarde droit dans les yeux pour déclamer son texte – d'où l'ironie dans le titre, une des habitudes les plus plaisantes de Mikhalkov je dois dire.


Pas de quoi s'étonner, au demeurant, puisqu'il s'agit une nouvelle fois d'une adaptation d'une pièce de théâtre, comme Cinq Soirées. Ce n'est pas la dernière fois que je ferai référence à ce dernier, car à bien des égards Sans Témoins est conçu comme son antithèse et son miroir. Il s'agit ainsi d'un nouveau huis-clos (en couleurs, da svidania sépia chéri) se déroulant dans un appartement soviétique – familial celui-là, et non communautaire, ce qui contribue paradoxalement à le rendre plus oppressant tout en le "désémantisant".


Une femme sans nom, jouée par Irina Kouptchenko, y vit seule avec son fils adolescent Dima, que nous entendrons brièvement au téléphone mais ne verrons jamais. Elle regarde un programme de musique classique à la télé lorsque son ex-mari lui rend une visite surprise. Ledit ex, joué par Mikhaïl "Joukov" Oulianov, est un rond-de-cuir du Parti qui l'a délaissée pour la plus jeune Sveta, avec qui il a eu une fille, Natalia – de même, nous ne verrons ni l'une ni l'autre. Rien qu'elle et lui, encore et toujours.


Elle, qui semble dépérir dans ce sinistre appartement situé à proximité d'une voie ferrée, et lui qui semble épanoui au sein de sa nouvelle famille. Je dis bien "semble", car nous sommes dans un film de Mikhalkov, les apparences sont trompeuses, la réalité pleine de non-dits, de malentendus tragiques et de semi-vérités, que nous apprendrons au fur et à mesure.


Mais malgré cela, il s'agit jusqu'à présent du moins "mikhalkovien" des films de Mikhalkov, le bouillant réalisateur se montrant à l'époque désireux de remettre en question son cinéma – lui-même dit de ce film que c'était en quelque sort sa "psychothérapie". Après six films en dix ans cela se comprend ; le problème, c'est que Sans Témoins ressemble par moments à de la destruction pure et simple plutôt que de la reconstruction, un peu comme un adolescent qui détruit les jouets de son enfance. Cela peut sembler sévère, mais j'appelle à la barre la pléthore de jumpcuts, inserts de photos et autres jeux de lumière peu subtils pour vous prouver qu'il s'agit de son film à la mise-en-scène la moins léchée et la plus m'as-tu-vu. L'égo gigantesque de notre moustachu était déjà perceptible dans ses œuvres précédentes, mais cette fois-ci je m'attendais presque à voir ce roi du caméo surgir à l'écran pour nous dire "Ah, vous voyez, je peux tout faire !".


Mais pour cela, il aurait fallu interrompre les monologues d'Oulianov. Vous savez, j'en viens à reconsidérer ma dureté envers Partition Inachevée… car au moins son déluge de paroles faisait-il partie intégrante des dialogues entre les personnages ! Ici, l'acteur nous déblatère en pleine face ce que le spectateur devrait lire entre les lignes de ses échanges avec Kouptchenko. Quelle condescendance de la part de Mikhalkov ! Comme si le spectateur n'était pas assez intelligent pour comprendre que tous deux ne cessent de jouer au chat et à la souris… le plus frustrant, c'est que lorsqu'ils ne nous racontent pas ce que nous sommes supposés deviner/interpréter ou qu'ils ne partent pas dans ces vociférations grandiloquentes qu'affectionne tant Nikita Sergueïevitch, les deux acteurs font un travail remarquable, elle avec sa dignité blessée, lui avec sa bonhommie machiavélique.


Mais bon, Mikhalkov a beau y insérer du burlesque totalement déplacé (le squelette avec le gant de boxe) et jouer une nouvelle fois avec la présence de la télé dans la vie terne des homo sovieticus, Sans Témoins n'est vraiment pas commode à regarder, que ce soit dans le propos ou dans les méthodes employées pour l'énoncer, à tel point que j'ai pensé arrêter les frais.


Et puis, durant la dernière demi-heure, le Mikhalkov que j'aime refait irruption, à grand renfort de ces travelings racés et délicats qu'il maitrise à la perfection, notamment sur les murs. Surtout, les graines semées dans la douleur durant la première heure commencent à porter leurs fruits ; le spectateur commence à démêler les fils, et ce qu'il en ressort rend plus tolérable la véritable torture morale (avec un zeste de violence physique, évidemment) auquel l'homme s'est livré sur la femme une heure durant.


Non pas parce qu'elle aurait mérité son sort, personne ne mérite ça, mais sa supposée faiblesse apparait tout à coup comme de la résilience, un froid stoïcisme typiquement russe, ou plus précisément, typique de la femme russe selon Mikhalkov que l'on peut accuser de beaucoup de maux mais pas de misogynie. Inversement, le tortionnaire devient soudain un pauvre type, beaucoup moins futé qu'il ne le croit, et parfaitement conscient de la vacuité de son existence de petit fonctionnaire émasculé et mal-aimé. Ajoutez à cela qu'avec ses grands yeux bleus et son visage de brave type, Mikhaïl Oulianov réussit l'exploit de nous le rendre sinon sympathique, du moins pathétique, et vous avez un final assez satisfaisant, parachevé par une galerie de photos utilisées à meilleur escient que précédemment et de très belles paroles en voix-off d'Irina Kouptchenko.


Non pas que j'y attache une grande importance, mais attribuer une note à Sans Témoins ne fut pas chose aisée. Désagréable sur le fond comme sur la forme, la première heure mérite un 3 ou un 4, pour avoir manqué me faire craquer. La dernière demi-heure en revanche est du grand Mikhalkov, c'est certain, au moins du niveau de Cinq Soirées ou Esclave de l'Amour. Allez, va pour un 6 ; l'intelligence du jeu de dupes (que j'ai récemment complimenté chez La Favorite de Yorgos Lanthimos, alors soyons cohérents) et le talent des deux interprètes ne peut cependant me faire oublier le manque de finesse et d'introspection de la mise en scène. Un ensemble mitigé donc, mais qui vaut néanmoins le détour.

Szalinowski
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le 7 mars 2019

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