Rarement 7h20 auront si vite passé. C'est normal : Bela Tarr a inventé, il y a déjà 15 ans, le film qui transcende le temps.
Satantango ne s'adresse pas à tout le monde ; pas aux accros à la vitesse et au montage syncopé, ça c'est sûr ! N'importe quelle âme un peu contemplative s'immergera immédiatement dans ce noir et blanc d'un temps immémorial, ces plan-séquences qui figent les sens, ces travellings délirants qui imposèrent une nouvelle esthétique cinématographique, et puis cette ambiance absorbante, fascinante ; ces silences interminables qui sont la musique de l'infini, cette façon de scruter, de chercher à saisir l'essence des choses, ces cloches qui tintent perpétuellement au loin comme le carillonnement d'un paradis qui ne viendra pas - ou d'une apocalypse qui s'annonce. Tarkovski n'est jamais bien loin.
Longue et pénétrante allégorie sur la chute de l'idéal communiste dans l'Europe de l'est, le chef-d'œuvre de Bela Tarr raconte l'errance d'un groupe d'hommes et de femmes prêts à tout pour suivre le premier faux messie venu. Le scénario n'est pas la clef de voûte de l'œuvre, il tient en quelques lignes. C'est la façon dont Bela Tarr propose, non pas seulement un "univers", mais une cosmogonie sacrée, visuelle et sonore, une façon de réécrire les codes traditionnels du cinéma pour imposer sa vision. Ne pas s'étonner alors de se manger dix minutes sur un troupeau de vaches qui marchent paisiblement, douze minutes sur une beuverie cyclique, ou quinze minutes d'un travelling démentiel sur une petite fille errante jour et nuit sur les sentiers hongrois balayés par l'incessante pluie, à travers les chemins bourbeux de la perdition et de l'innocence sacrifiée...
Bela Tarr a également révolutionné l'"antimontage parallèle", cette façon de filmer et de monter une scène de différents points de vue. Ceux qui croyaient (comme moi) que Gus Van Sant avait sorti son style de son chapeau magique risquent fort de revoir leur estime à la baisse, car Elephant a repris ce dernier principe, tout comme Gerry n'est qu'un copié-collé des travellings "tarriens" des personnages secoués par le vent des rues et les déchets qui voltigent, qu'ils soient de dos ou de profil. Les cycles ont aussi leur importance : innombrables sont les scènes qui semblent figées dans une répétition perpétuelle, comme dans un temps recroquevillé sur lui-même d'où plus rien de neuf ne peut plus sortir.
Rarissimes sont, aujourd'hui, les artistes qui peuvent avoir une authentique influence sur leurs contemporains. Bela Tarr est de ceux-là. "Satantango" est l'une des expériences cinématographiques les plus imposantes et les plus inoubliables du cinéma moderne.
Merci Béla Tarr d'avoir crée un film pareille.