Il était un devoir impératif de voir enfin ce qui semblait être ma plus grosse lacune cinématographique : une note incroyable sur SC, une longueur impressionnante et sur tous les autres sites de cinéphiles une moyenne irrationnelle.
Tout démarre sur un plan-séquence de vaches qui traversent un village, incipit d’une humanité déboussolée perdue du hasard de sa naissance au beau milieu de nulle part, dans un lieu géographiquement indéfini fait de terre boueuse, de pluie incessante, de brume. On y est : ces éléments comme chez Tarkovski définiront la terre, et ces pauvres êtres paumés qui rampent dessus physiquement et spirituellement démunis tant le vide et le non-sens sont là, écrasants, réels et fracassent toute velléité d’élévation. Au milieu de tout ça des histoires de trahisons humaines, bassesse, arnaques à deux francs six sous, il y a aura donc des escrocs, des éclopés, des gosses mal finis, des femmes aux gros seins de vache, bref la fange d’une humanité réduit à son plus petit dénominateur commun : la bêtise, l’absurde existence qui ne saura jamais si les choix du partenaire sont bons, si la seule solution n’est pas l’oubli dans la taverne avec la bibinne ; et le tout danse, tangue, se vautre et rampe jusqu’au vomissement. Et ce jusqu’au médecin qui serait censé être l’éminent personnage et qui tombe pour la troisième fois, et nous nous demanderons si l’alcool ne l’a pas fait s’étouffer dans son vomi mais il se relève… Arrive enfin un événement tragique et un manipulateur vient récupérer les pauvres êtres qui ont du mal à voir clair et la danse va dans un autre sens.
Je n’en dirai pas plus, je ne vais pas spoiler sept heures de succession de plan-séquences qui sont, il faut le dire, de pures prouesses inédites, hors normes. Mais voilà…

Sept heures, sept heures que l’on compte et qui nous laissent le temps de se demander quoi penser de ça, (comment attribuer une note 10, 2, 6) (… où en suis-je déjà ? 5h30 ! ah plus que deux heures!) tant les longueurs sont là. A un plan-séquence s’en succède un autre de manière systématique, l’exercice devient ennuyeux et formel.
Alors disons-le : c'est sans doute le film le plus chiant que j'ai pu voir mais il a deux qualités indéniables :
1 : la réalisation des plans-séquences qui peut justifier que tant de personnes se mettent à genoux devant, et qui le rendent unique. Performance cinématographique incontestable et certains sont du plus haut niveau, j’avoue que le monologue d’Irimias m’a fait décrocher la mâchoire et que d’autres plans-séquences nous questionnent sur la possibilité de leur réalisation. Comment a t-il pu ?
2 : seconde qualité : quand il se passe enfin quelque chose, on se raccroche et se dit : « Ca y est ! Je comprends ! J’y suis ! Les clés explicatives arrivent, oui tout à du sens, c'est une oeuvre incroyable, la boucle est bouclée. Pendant un plan-séquence on jubile, le bonheur monte, celui de réaliser que dans son oeuvre, non Tarr ne nous a pas mené en bateau ! Au contraire il a bâtît une oeuvre divine géniale dont l’exégèse devient possible, un monument digne des plus grandes oeuvres religieuses.
Mais le soufflé retombe… et on assiste à un énième plan de personnages qui marchent dans la boue avec des détritus et des cartons qui soufflés par le vent poussiéreux leur collent aux frusques et marchent, marchent en parlant jusqu’à l’horizon et le son est toujours là égal, et, et… la voix off divine accompagnant parfois leur pensées et rêves. Pfff…

La systématisation formelle et répétitive, lassante et sans surprise, vient briser l’élan de sympathie qui pointait, malgré quelques scènes qui viennent nous réveiller un peu (celle des flics qui reprennent le compte-rendu relève l’intérêt et fait sourire)
Mais je ne le reverrai pas et ne verrai pas d'autres Tarr, du coup je m'arrêterai là. Je n’aime pas les comparaisons habituellement mais je resterai avec ce cher Tarkovski, je reverrai toujours avec bonheur Le Miroir. Mais je n’ai plus envie du cinéma de Tarr, plus envie de voir le cheval de Turin. Je suis las de ce cinéma du vide, qui ne cessent de psalmodier que l'humain est un pauvre animal rampant dans la boue, que toute entreprise humaine part en décrépitude, les films qui s'attardent sur la crasse et la pauvreté existentielle et physique et la délectation de la chair me font profondément chier, comme dirait ouvertement ce cher Georges. (Je suis quand même heureux de ne pas avoir eu droit à un plan séquence de défécation en gros plan. Je m'y attendais presque).
Mais le finir est un réel soulagement. Et sans être d’une quelconque affiliation ou connivence avec une quelconque pensée religieuse ou paganisme ou ce qu’on veut , sur le plan métaphysique cet
ultra-réalisme appauvrissant me fait toujours penser qu’on aime se dire que le réel est de ne voir en l’homme qu’une suite de gestes fondés sur des espoirs les plus vains, et que ce rabaissement de la raison ou même de tout acte explose tout artifice d’espoir, et là, on applaudit. Ici l’illusion cinématographique qui représente comme jamais le glauque et la décrépitude progressive par le temps, est sublimée par cette bichromie, où de temps en temps l’ouverture se fait possible à travers le brouillard. Mais la percée de la lumière dans sa blancheur manquera toujours l’ensemble du spectre chromique, ce qui constitue en fin de compte notre humanité, cette capacité d’élévation.

En fait, je devais le faire : voir ce pilier du genre sur notre médiocrité, finitude, contingence hasardeuse, inutilité existentielle définitivement me gonfle. Ces oeuvres adulées par les critiques m’évoquent des ados attardés applaudissant la merditude des choses, les intellos poussiéreux pessimistes et dépressifs qui ont raté leur vie, les sceptiques blafards qui se complaisent dans le mal-être et l’érigent en norme de réel.
Non, je ne veux pas insulter ceux qui aiment cette oeuvre, ce n’est pas mon intention, mais ce que représente ce soit-disant « sens morale qui veut dénoncer l’inexistence de sens » me lasse, me saoule, j’en ai trop soupé en fac de philo de ces théories cafardeuses.


Maintenant 8,8 pour ce film oui, à croire qu'on le distingue pour ces prouesses techniques du commun des réalisations. Mais à sa manière c'est un film sans nuances, qui ne reste que dans une bichromie de cauchemar, qui ne m’a poussé à aucune réflexion et pour cela ce fut sept heures qui se déroulaient magnifiquement, sans sens.
Ochazuke

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