Lorsqu’on commence à s’intéresser au cinéma, Le Tango de Satan fait partie de ces œuvres mythiques qui se présentent assez rapidement dans le paysage, concentrant de manière presque caricaturale tout ce qui peut définir l’œuvre exigeante : un film hongrois taiseux en noir et blanc, dont les plans s’éternisent sur une durée de 7h30.
La témérité est donc de rigueur face à cet intimidant Everest, qui impose un abandon de toutes les attentes traditionnelles ; une posture qui, loin de conduire au snobisme, pourra donner accès à des pans aussi grandioses que confidentiels du cinéma.
Le Tango de Satan demande d’autant plus de courage qu’à l’instar de bien des œuvres somme, c’est du néant qu’il traite avant tout. Dans cet univers anonyme qui évoque la chute du bloc soviétique, la parole est rare, et lorsqu’elle occupe le premier plan, c’est le plus souvent pour révéler sa faillite. Pour le peuple, c’est la logorrhée alcoolisée dans un bar où le récit devient une rythmique sérielle. Pour l’administration, un langage creux et une parodie de littérature qui dessine des portrait condescendants d’êtres surveillés dont on nie la capacité à exister en tant qu’individus. Le récit lui-même, dans sa totalité, repose sur une imposture, et fait du protagoniste qui offre la possibilité d’un changement un faux prophète.
Le monde dessiné par Bela Tarr est une farce dénuée de rire, une comédie dictatoriale dont les péripéties sont frappées du sceau de la supercherie, dans lequel la révolte se résume à une fuite hors champ, où la révélation au suicide énigmatique d’une enfant dans des ruines déchirées par la brume.
Bien entendu, l’œuvre ne se limite pas à cette dimension politique, et cette défaite verbale prépare d’autant plus l’exploration artistique du cinéaste. Le Tango de Satan substitue aux espaces minablement occupés par les hommes de pouvoir une autre appréhension du monde : la matière, l’espace et le temps, données transcendantes, substitueront ainsi à l’asservissement des êtres de nouvelles ébauches de liberté.
La dimension contemplative de l’œuvre prend à bras le corps sa capacité à interroger l’évidence. Le cinéma de Béla Tarr inscrit un trajet au cœur de l’immanence. La lenteur est ainsi la condition de cette rencontre avec les éléments. Dès l’ahurissant plan séquence d’ouverture, la boue et les trombes d’eau de pluie sont investies d’une existante vibrante qui ne va quitter aucune des scènes à venir. Le travail extrêmement précis sur le son accompagne cette exploration, où le ruissellement contre la vitre, le liquide d’une bouteille s’écoulant dans un verre, des chocs répétés d’une machine invisible, le vent ou le bruit des pas sur les cailloux du chemins ponctuent cette exploration synesthésique d’un univers qui s’épaissit d’un mystère fascinant. Le silence qu’on attribue traditionnellement à cet arrière-plan bruisse soudain d’énigmes en attente d’être déchiffrées, et dialogue avec des personnages qui les habitent sans nécessairement les questionner. Il ne s’agit pourtant pas de réduire cette acuité à une révélation de beautés invisibles, même si la beauté est évidemment un des sujets majeurs du film. Car cette attention se porte aussi à la matérialité du corps : les gros plan sur le velours côtelé du pantalon du médecin affaissé au sol, l’insistance sur ses râles et ses ronflements, ou l’appréhension des mouvements s’amenuisant du chat complètent ainsi par une dimension morbide la palette d’un regard acéré.
Mais la contemplation de ces éléments ne s’envisage pas chez Béla Tarr sans leur interaction avec l’espace. La virtuosité qu’on accole souvent au cinéaste est à double tranchant : il est en effet un cadreur hors-pair, sait construire des plans-séquence affolants de précision et établit une profondeur de champ proprement vertigineuse. Mais à l’inverse de certaines séquences des Harmonies Werckmeister ou, surtout, de l’ostentatoire Homme de Londres, Le Tango de Satan déjoue les pièges du formalisme gratuit. Au fil de ces itinéraires, des visages surgissent et s’imposent avec une évidence propre à faire oublier la savante chorégraphie des appareils. De la même manière, les plans fixes insistent moins sur l’austérité de la pose qu’ils ne mettent en valeur, par le biais d’une photographie intense, l’exiguïté des espaces (chez le médecin, dans le grenier de la petite fille) ou la froide minéralité de lieux inhabitables (la nouvelle maison de la communauté, les ruines dans la brume, le clocher final) : le regard du cinéaste confère ainsi aux espaces une vibration rarement vécue, et initiée notamment par Tarkovski. Mais à la différence cruciale du réalisateur russe, la contemplation n’est pas une voie d’accès à la transcendance mystique. C’est, souvent, un regard rivé au point de vue des personnages, notamment cette fameuse beuverie vue une fois de l’intérieur, puis de l’extérieur par l’enfant surcadrée dans la fenêtre. Le reste du temps, c’est la construction d’un écrin aux figures : des visages sous la pluie, la lente marche vers la ligne d’horizon, un travelling circulaire infini qui donne accès aux rêves de ceux qui dorment. Dans cette odyssée vaine, chaque plan sonde la vérité ignorée de l’existence : la marque tangible de la présence d’un corps dans un espace.
Reste l’ultime arme du cinéaste pour donner corps à son regard : le temps. Le Tango de Satan, par sa durée, est évidemment un film hors norme. 7h30, soit un format assez proche des mini séries devenues depuis un standard, pour un récit par ailleurs chapitré, à la différence que la scission en épisodes n’est pas de mise, et encore moins la loi visant à relancer l’attention du spectateur par un cliffhanger au terme de chacun d’entre eux. Le Tango de Satan est l’incarnation même de la lenteur, un affront à toutes les règles d’écriture. Il n’est pourtant pas si difficile de s’y confronter, à partir du moment où l’on accepte de se délester des attendus traditionnel. Le temps, conventionnellement, est inféodé à la narration, qui généralement conditionne la mise en place des événements, l’enchainement des causes et des conséquences vers une progression qui récompense le spectateur. Chez Tarr, le temps n’est plus un outil, mais le sujet lui-même. La durée est l’essence même de ce rapport au monde, qui permet le surgissement d’un outre-sens. Le passage évoquant le travail patient et invisible des araignées, qui tissent leur toile pour être averties des mouvement, pourrait ainsi être compris comme une métaphore du travail du cinéaste, à l’affut des vibrations d’un monde occulte.
La durée du plan fixe rive ainsi à une trajectoire qui ne fait plus sens dans le but qu’elle s’est fixé, mais dans son déroulement même : c’est la raison de ces nombreux déplacements, pour une communauté qui cherche un havre et fait l’erreur de croire en l’utopie d’un lieu fixe pour le contenir. La danse, le mouvement répétitif, des silhouettes qui partent vers l’horizon et se dissolvent dans un plan d’ensemble évoquent toujours cette éthique profonde de l’existence dans la durée, du sens dans l’arpentage de l’espace. C’est la raison pour laquelle le contrechamp dans un dialogue se mérite, et n’advient que rarement, parce que la coupe artificielle du montage est vécue comme une rupture du sens. C’est aussi pour cela que les mouvements à l’intérieur du cadre s’offrent comme des épiphanies : des personnages, mais aussi de l’univers lui-même, à travers les animaux, la brume, la pluie, le vent, autant d’ébauches de sens qui saturent le champ pour celui qui prendrait le temps de voir. Et c’est pour cette raison que les mouvements d’appareil fonctionnent comme une autre quête esthétique. Souvent, au terme d’un long cheminement vers l’arrière-plan, la caméra se lève discrètement pour accompagner un mouvement devenu presque hypnotique. Quant à la lenteur extrême des plans-séquence (le zoom vers la chouette, par exemple, où la déambulation dans la maison le long des murs), elle fait de la nouvelle image au terme du parcours l’effet d’un véritable choc esthétique : l’intensité du regard du volatile, l’apparition de personnages dont on ignorait la présence, où l’inertie d’un chat dans son écuelle s’imposent ainsi comme des déflagrations au terme d’une intensité construite sur la longueur.
La vanité reste inscrite sur le terrain des mots, cartographie d’un monde sans Dieu, et gouverné par des imposteurs. Si la voix du narrateur délivre quelques éléments poétiques, notamment lors de la mort de l’enfant, la figure du sage, à savoir le médecin observateur livré désormais à lui-même, décide au terme du parcours d’obstruer sa fenêtre sur le monde. Pourtant, la pulsation du monde persiste. Les cloches, par lesquelles retentissait l’émergence d’un changement au début de cette épopée de l’inutile, sont de retour. Le récit n’a que très peu, en apparence, marqué les protagonistes, à l’exception de ce Futaki qui a su s’extraire du cadre. Mais pour le spectateur acceptant de baisser la garde, il aura pris les dimensions d’une synesthésie initiatique ; et l’obscurité qui entoure l’observation d’un homme qui, envers et contre tout, continue d’écrire, scintille de mille promesses.