Je me suis plongé très tard dans la filmographie de Bela Tarr. Je n'avais vu alors -un peu comme tout le monde- uniquement "le cheval de Turin" : un excellent film. Et puis un ami de grande qualité m'a conseillé "Harmonies Werckmeister", là j'ai pris une claque comme rarement. Ce même ami, décida un jour d'acheter Satantango, "un chef d’œuvre" paraissait-il de plus de sept heures. Une fois les questions techniques liées au lieu de la projection et au moment idéal pour affronter ce film, nous nous sommes retrouvés. Le ciel était bleu et dégagé. En fond, sur la télévision, Canal + diffusait un grand cru du cinéma français : Barbecue. Quelques secondes nous ont suffit à comprendre que le temps était précieux, Dubosc chemise ouverte entrain de draguer Florence Foresti, plus une seconde à perdre, le DVD était lancé.
Il était midi. A 19h30, le cercle se referme, le générique de fin surgit. Mon paquet de cigarettes y est passé, le canapé a subi les mouvements incessants de corps qui cherchaient en vain la position idéale pour affronter ce film et les quelques chips disposés ça et là ont été dégustés au proportionnel degré de lenteur du tango de Satan. Un film ambitieux, prodigieux, courageux, à contre-temps, anti-système. Voyez plutôt, sortir en 1994 un film en noir et blanc, de 7 heures et demi, sans linéarité, à la lenteur incroyable et avec des plans-séquence interminables, on ne peut même plus parler de pari osé. C'est un pari perdu d'avance, sur le plan de la rentabilité, de sa diffusion et de facto, de l'audience qu'il générera. C'est d'ailleurs, là, une petite satisfaction en soit, de savoir qu'on est un nombre très restreint à avoir affronté Satantango, à l'heure où le cinéma est accessible gratuitement en quelques clics.
C'est une satisfaction aussi de voir que notre monde est encore capable de produire des génies au sens très strict du terme. Bela Tarr fait indéniablement parti de la race des seigneurs. Je ne suis qu'au début de sa filmographie et déjà amoureux. Je n'avais placé jusqu'alors tous mes espoirs cinématographiques en Terrence Malick. "Tree of life" représentait alors, tout ce que j'avais attendu fébrilement depuis plus de dix ans : une révolution. Avec Satantango, on est encore un cran au-dessus. Filmer la vie, le réel à ce point-là, ne peut-être que l’œuvre d'un génie. Bela Tarr, nous porte à coté des personnages principaux et nous entraine vers le fond... avec eux. Au sortir du film, on a l'impression d'avoir vécu, connu, ces gens-là. Il faut dire, que même si les dialogues sont peu nombreux, l'action inexistante, le climat de défiance, d'observation et la vertigineuse mise en abyme nous fait plonger dans ces plaines hongroises, dans le village de ces pauvres gens. D'ailleurs, le narrateur de l'histoire n'est autre que le médecin, dont la passion et unique raison de vivre reste l'observation méthodique de chacun des villageois.
Il sombrera d'ailleurs dans l'isolement le plus total après le départ de l'ensemble des habitants. Se plongeant dans l'obscurité en condamnant sa fenêtre, il refuse de se voir seul face à lui-même. Satantango aurait très bien duré 45 minutes, 1 heure (temps effectif nécessaire au développement de l'intrigue et à la connaissance des personnages). Mais Bela Tarr n'a pas voulu faire un film contre les autres, dans l'absolu la chute du communisme et l'intrigue principale ne sont qu'une vague toile de fond à ce que le hongrois considère comme l'élément essentiel : le cinéma. On a donc 6 heures de cinéma brut, avec des scènes qui n'ont parfois aucun utilité ni grand chose à faire là et pourtant tout est travaillé, pensé, réfléchi mais comment nous pauvres pêcheurs pourrions-nous comprendre ce qu'est l'émanation d'un génie. C'est comme s'il nous disait "démerdez-vous avec ça, maintenant. Mettez vous au niveau et appréciez".
Une des choses que je reproche à 95% des films d'aujourd'hui c'est la banalité ou le ton très convenu des scénarios et l'incroyable bêtise de la mise en scène qui assistent le spectateur plutôt que de l'élever. On confine le type qui mange ses popcorns dans un univers très familier, peu sélectif, au point même qu'il devinera sans doute l'issue du film mais qu'importe il se sent en confiance, même intelligent, et il reviendra consommer du cinéma à nouveau pour 10€ la place. Comme si le cinéma n'était plus un art mais un produit comme un autre, où la fidélisation est plus important que la création et la prise de risque. Le niveau en devient ainsi irrémédiablement tiré vers le bas.
Bela Tarr est sans doute un des derniers artistes authentiques. Les images parlent à la place des gens. Chaque plan est un tableau, chaque minute un délice. Au bout du compte, il nous reste accroché à la peau, on a l'impression d'avoir vu un truc qu'on ne méritait pas de voir, qu'on a pas le niveau pour voir. Ce film déstabilise, dérange, intrigue, bouleverse, change la conception d'une vie et du cinéma en général. "Ce n'est pas un film me suis-je dit", tout au long de sa diffusion, c'est pourtant le cas et c'est troublant. Bela Tarr a révolutionné le cinéma par l'immense génie dont il fait preuve. Il ne peut exister rien de plus subversif et pourtant il ne se passe rien. Mais rien de rien. Dieu que c'est jouissif.
Bela Tarr attire la caméra sur les visages, la vie, les lieux, c'est une œuvre profondément humaniste doublée d'un esthétisme "tarkovskien". Les situations sont lourdes (pluie, prostitution, misère, meurtre, alcool) et pourtant c'est d'une fluidité incroyable à l'image d'une caméra qui se faufile partout. Personne n'est capable de faire ça, c'est du talent, du génie, on ne peut même pas dire que Bela Tarr "se la joue", il nous a offert une œuvre majeure du cinéma, sans doute la plus conséquente depuis Citizen Kane.