En quelques décennies, le cinéaste hongrois Béla Tarr s’est acquis une réputation d’auteur singulier et exigeant, maître du plan séquence, du noir et blanc et de la description d’un monde poisseux. Si certains n’adhèrent pas à son esthétique si particulière et sa conception personnelle du rythme, d’autres (comme Martin Scorsese, par exemple) voient en lui un des cinéastes les plus importants actuellement.
L’oeuvre maîtresse de Béla Tarr est, incontestablement, Sátántangó, son septième long métrage.
Sátántangó est un film qui impressionne.
D’abord, par les chiffres qui le concernent : la durée du film dépasse les 7 heures, le tournage a duré deux ans, idem pour le montage, et la conception du film, de façon générale, s’est étendue sur neuf années. Béla Tarr a commencé à travailler au scénario dès la sortie du roman, en 1985, en collaboration avec le romancier Laszlo Krasznahorkai. Le film est sorti en 1994. Entre le début du travail sur le film et sa fin, le régime communiste s’est effondré et, politiquement, socialement, économiquement, la Hongrie est un pays tout autre ; il s’agit d’ailleurs d’une des lectures possibles du film…
Sátántangó impressionne aussi par sa réputation. Le film est présenté, à just titre, comme un des monuments du cinéma contemporain. Son esthétique, mais surtout sa manière d’aborder le temps, la complexité de son scénario (qui offre de nombreuses grilles de lectures possibles), sa façon de gérer les points de vue (quitte à répéter plusieurs fois la même scène, vue par des personnages différents), tous les aspects du films relèvent de la modernité cinématographique.
Ainsi, il est possible de dire que Sátántangó n’a pas de narration au sens classique du terme. Le film ne raconte pas vraiment d’histoire. “Les habitants d’une ferme collective à l’abandon sont bouleversés par l’annonce du retour de deux hommes qu’ils croyaient morts” : en une ligne et demie, on peut résumer cinq heures de film, et ne rien en dire du tout. Car l’intérêt de Sátántangó ne réside aucunement dans ce qu’il raconte, mais dans ce qu’il fait vivre. Béla Tarr crée une expérience d’immersion sensorielle rare. Dès le premier plan (qui fait environ sept minutes et qui révèle une construction rigoureuse, comme chaque plan du film), nous sommes plongés dans ce monde boueux, froid et gris, cet univers où l’horizon disparaît derrière un rideau de pluie, noyant les chemins et coupant toute possibilité de fuite. Un plan qui nous montre un monde à l’abandon, des maisons en voie de délabrement, des animaux qui semblent errer en toute liberté, et aucun humain : nous sommes donc tout de suite dans un univers, dans une atmosphère, avec la présence d’éléments qui se révéleront centraux dans le film (le rapport à l’animalité et à la terre, la question du rythme, le mouvement qui ne va nulle part et semble n’être guidé par rien ni personne).
Ce monde, c’est le noyau du film. Tout se déterminera par rapport à lui : les personnages ressembleront à ces bâtiments en délabrement, et la question de rester ou partir de ce lieu sera centrale. Dès le début, des personnages (Futaki et les Schimdt) chercheront à se partager de l’argent, dans le but de partir et mener leur vie ailleurs. Constamment, il sera question de partir, mais tous les départs seront avortés ou illusoires.


C’est là que la figure du cercle est cruciale dans le film. Tout, dans Sátántangó, est circulaire, à commencer par les plans eux-mêmes. Souvent, la caméra tourne lentement autour des bâtiments et/ou des personnages. Certaines scènes sont répétées deux fois. Le dernier chapitre du film s'intitule “Le Cercle se referme”. Enfin, lors de la scène finale, le personnage du médecin s’enferme chez lui et commence à raconter l’histoire que nous venons de voir (ce qui se rapproche, par exemple, de la fin de La Recherche du temps perdu, de Proust). Ainsi, cette fin incite à recommencer le film, le relancer à nouveau, sans fin, dans une ronde éternelle.
C’est cet enfermement qui est l’idée force de Sátántangó. Les personnages sont emprisonnés dans ce monde à l’arrêt. Il est impossible de déterminer une époque particulière où se situe l’action, puisqu’ici le temps ne semble pas exister. Nous avons une administration qui ressemble à la bureaucratie communiste, et en même temps un personnage ne cesse de sonner l’alerte pour prévenir de l’arrivée imminente des Turcs. Nous sommes de toutes les époques, donc d’aucune époque en particulier, comme si cette ferme à l’abandon échappait au temps.
La réalisation si particulière de Béla Tarr permet de nous faire sentir ce temps qui ne s’écoule pas. Au lieu de nous dire que les personnages sont enfermés, Tarr nous enferme avec eux dans ce temps perdu. C’est là le rôle de la circularité. Abandonné des hommes et de l’Etat, cette ferme collective délabrée est aussi abandonnée des dieux.
Cet emprisonnement se montre aussi par les déplacements des personnages. D’une façon qui peut sembler paradoxale, les personnages de Sátántangó marchent beaucoup mais ne vont nulle part. La plaine infinie de la Hongrie est un lieu idéal pour cela : nous suivons les personnages dans leurs marches interminables sur des chemins boueux, mais le décor ne change jamais, ce qui renforce l’impression d’un interminable sur-place.
Le point culminant de tout cela se situe dans ce “tango de Satan”, très longue scène située au centre du film. Cette danse se fait sans rythme, sans grâce, avec des êtres qui bougent dans tous les sens de façon aléatoire. Des gens qui bougent mais n’avancent pas. Et à la fin de la danse, il ne reste que des épaves échouées un peu partout dans le bistrot crasseux, des êtres perdus depuis si longtemps que les araignées ont même eu le temps de tisser leur toile.
Ce lieu, la réalisation de Béla Tarr en fait un cercle de l’enfer, dont on ne peut s’évader…


C’est dans ce contexte qu’apparaissent Irimias et Petrina, précédé par l’improbable son d’une cloche qu’entend Futaki (son de cloche dont le final offrira une explication possible, terriblement ironique : le mystique de la cloche s’effondre dans la folie, fort symbole du film dans son ensemble).
Irimias et Petrina, que tout le monde croyait morts depuis plus d’un an.
C’est là que le jeu des points de vue va paraître avec le plus d’évidence. Pour les uns, Irimias est un prophète. Pour d’autres (le patron du bistrot, par exemple), c’est un petit arnaqueur. Pour l’administration, c’est un malfrat qui, visiblement, vient d’être libéré de prison.
Irimias lui-même est conscient de cette ambiguïté et va en jouer. Il est difficile, voire impossible de connaître les véritables pensées du personnage, tant il semble jouer un rôle à chacune de ses apparitions : humble truand repenti auprès de la bureaucratie, meneur d’hommes visionnaire auprès des fermiers. Son allure, avec les cheveux longs et la barbe, lui donne un air christique, et il s’en amuse, par exemple en s’agenouillant face au manoir qui se révèle à travers la brume.
Pour les fermiers, Irimias est une source d’espoir et l’origine d’un mouvement. Il leur fait miroiter la possibilité de sortir de leur enfer immobile, de se mettre en route vers une destination et un avenir. Son discours, qui ouvre la troisième partie, ressemble beaucoup aux nombreux discours prononcés par les libéraux à la Chute du Mur : prendre ses responsabilités, prendre sa vie en mains, se sortir de la déchéance…
Evidemment, faire de Sátántangó une allégorie sombre et désenchantée de la sortie du communisme et du passage à l’économie de marché est une tentation d’autant plus forte que le film est concomitant des faits. Il s’agit, bien entendu, d’une grille de lecture pertinente et importante, mais pas exclusive. Cet aspect politique est encore renforcé par l’importance accordée aux paroles. Le discours d’Irimias est évidemment politique, au point d’enfiler comme des perles les propos stéréotypés creux (voir, par exemple, cette scène où il évoque “l’enthousiasme” de la population devant des êtres qui ressemblent à des morts-vivants).
Le langage est un élément important du film puisqu’il renforce les sensations mises en place par la mise en scène. Irimias se distingue d’une population fermière en étant le seul à maîtriser le langage sous ses différents niveaux, depuis le soutenu jusqu’au vulgaire. Mais surtout, chez tous les personnages, le langage est comme l’action, il ne mène nulle part, il ne fait rien avancer, il ne provoque jamais un passage à l’acte. Ainsi, dans la scène centrale du bistrot, un personnage, Kelemen, raconte ad libitum sa rencontre avec Irimias, répétant sans cesse les mêmes propos, en boucle. Mais surtout, ces propos sont bientôt comme “dématérialisés”, réduits à une succession de sons plus ou moins indistincts qui rythment la scène.Et le phénomène se répète plusieurs fois dans le film, la parole agissant finalement comme les mouvements des personnages : elle ne mène nulle part, ne sert à rien, sinon peut-être à tenter en vain de combler le vide.


Comme tous les chef d’oeuvres, Sátántangó est un film complexe qui possède de nombreuses grilles de lectures possibles. Le mieux, c’est encore de voir et revoir soi-même ce film profond et remarquable, de se laisser bercer par ce rythme, de s’emprisonner volontairement dans cet enfer de boue et de pluie. Sátántangó est un de ces films infinis que l’on redécouvre à chaque vision.


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le 13 sept. 2020

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SanFelice

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