« Le monde est à toi » mais à quel prix ?

Alors qu’il vient de faire un remake de Blow-Up, Brian de Palma s’attaque à un autre tout de suite après au début des années 1980, le remake du film Scarface de 1932, un film qui va avoir de lourds retentissements sur la culture populaire. Réduit par certains à un déluge de violence et de vulgarité, il est d’abord pour moi l’association de Brian de Palma à la réalisation, d’Oliver Stone à l’écriture et d’Al Pacino à l’interprétation principale, autrement dit parmi les plus belles promesses cinématographiques que l’on puisse me faire.


La trame principale du film original, elle-même inspirée du livre de 1929 par Armitage Trail, est reprise par Oliver Stone avec un énorme travail de réécriture pour aller bien au-delà de la dénonciation des crimes commis par les mafieux et de la faible réponse politique qui en résulte, ce qui était déjà significatif pour l’époque. Le contexte du personnage cubain fuyant un régime communiste n’est pas non plus l’occasion toute trouvée de faire les louanges du système libéral d’en face en tapant sur la méchante dictature qui se prendra quand même quelques cartouches l’air de rien.


Dans cette version, la police n’est pas impuissante, elle est corrompue et c’est même toute la société de façon générale qui est critiquée à travers le prisme de ce grand banditisme : les banquiers y voient une opportunité d’accumulation de richesses, les politiques un discours démagogue à tenir, le système judiciaire de quoi se faire remarquer… La première cible du récit semble néanmoins être le rêve américain lui-même, c’est le fait d’avoir toujours plus d’argent et de pouvoir qui va conduire au malheur, alors que pourtant présenter comme une success story aussi irrésistible que légitime au début du récit, comme s’il était impossible de concilier un tel succès et son humanité.


Brian de Palma explique son intérêt initial pour le projet en ce sens :



C’est un peu comme si le rêve américain était devenu fou avec un produit qui peut se transformer en millions de dollars au prix de ta vie, le capitalisme devient alors hors de contrôle et complètement autodestructeur.



Le ton très cynique avec lequel ces messages sont livrés est également très audacieux, quasiment personne ne voit les choses comme elles le sont et veut ainsi agir pour que la société soit meilleure, la plupart ne voit rien et ceux qui le voient cherchent majoritairement à en bénéficier le plus possible pour leur propre intérêt personnel. Il y a tout de même une pointe d’espoir avec un personnage positif, semblant déterminé à dévoiler au grand jour ces injustices afin d’au moins couper quelques têtes des hommes influents les plus nocifs à sa portée, et une « bonne action » du protagoniste à son sujet, ce qui est déjà beaucoup dans un tel univers.


J’ai vu ce film 4 fois à l’heure où j’écris cette critique, il y a des chances que je l’ai revu d’ici à ce que vous la lisiez, et je n’arrête pas de remarquer un nouveau détail dans une scène qui amorce un événement futur avec subtilité, qui fait une référence discrète au film original sans le recopier bêtement, qui vient justifier davantage un tournant majeur à venir dans le scénario… Si certains twists de l’intrigue principale originale peuvent être repris à l’identique, d’autres sont inédits et bien élaborés, d’autres encore sont repris avec la variation qui permet de surprendre tout de même.


Le personnage étant un anti-héros à la base, la réussite est grandiose pour moi d’y avoir insufflé suffisamment de détails l’humanisant pour créer de l’empathie pour lui afin de vouloir son ascension et de regretter assister à sa décadence tout en justifiant l’amère conclusion. C’était un très subtil dosage à trouver entre empathie et antipathie et je pense qu’il n’aurait pas pu être mieux à partir du moment où le matériau de base est respecté, celui faisant du protagoniste un monstre à abattre in fine, qu’importe comment il l’est devenu.


Ces origines sont aussi pourtant l’une des principales forces du récit et l’une des raisons majeures de son impact sur la culture populaire. Ce laissé pour compte qui tient le monde qui l’entoure comme responsable de ses malheurs et qui n’aura pas à se plaindre que ça lui retombe dessus, qui veut s’affranchir de toute autorité et s’accaparer tout ce qu’il désire… constitue une vision certes fantasmée mais réelle à mon sens à laquelle peut se rattacher une bonne partie du public qui a bien plus répondu présent que la presse spécialisée de l’époque.


La violence explicite omniprésente si décriée n’est pas gratuite, elle est peut-être exutoire, peut-être le résultat d’une frustration du réalisateur qui se sent toujours exagérément censuré et qui voit dans un film de gangster l’occasion de se faire plaisir, mais cette violence reflète la brutalité d’un monde, la dangerosité d’un mode de vie… Elle vient justement appuyer le fait que ce film n’est pas une ode à la violence, celle-ci s’accompagne systématiquement du malheur au bout du compte, tout au mieux d’un bonheur aussi superficiel qu’éphémère. Si le réalisateur s’est battu pour la conserver en allant jusqu’à faire appel à des journalistes pour qu’ils mettent une pression populaire à cela, ce n’est certainement pas sans raison.


La mise en scène grandiose à laquelle Brian de Palma a déjà pu avoir recours dans sa carrière est ici toujours aussi efficace avec beaucoup de plans contemplatifs qui prennent le temps d’apprécier l’ambiance, des effets pour refléter l’état d’esprit du protagoniste… De plus, elle est renforcée par un budget de presque 40 millions de dollars, deux fois plus que Blow Out son précédent film qui coûtait déjà bien plus que ses autres œuvres. Ce qui permet d’une part de profiter du décor de Miami aux milles couleurs, de jour comme de nuit, décor pourtant faux par moment, tourné à Los Angeles, la magie d’Hollywood littéralement.


Ce qui est très intéressant à mon sens c’est de voir ce travail sur la photographie qui est à la fois aussi soigné que dans l’original tout en étant aux antipodes du matériau d’origine, le noir et blanc des années 1930 laissant place aux vives couleurs des années 1980. On retrouve tout de même ce même état d’esprit de proposer des plans iconiques et la preuve la plus manifeste de cette réussite c’est le nombre d’emprunts qu’il en résultera dans d’autres œuvres et pour lesquelles la référence à Scarface sera profondément assumée. Le grand caïd en chemise tropicale de touriste ce n’est pas vraiment un classique du genre avant ce film.


La mise en scène permet d’autre part de mettre en exergue l’excellence du jeu d’Al Pacino qui incarne à la perfection ce dur à cuire impulsif qui peut se laisser excédé par un instant de folie, perdu dans un moment de mélancolie, déstabilisé après un drame, rieur dans une ambiance détendue, en trans après avoir sniffé sa cam… Il est mon acteur préféré et c’est grâce à ce genre de rôle, à toute l’intensité qu’il est capable d’y insuffler, à toutes les nuances qu’il peut y laisser transparaître…


Et les autres acteurs ne sont pas transparents pour autant pour une grande partie d’entre eux, l’authenticité de certains acteurs cubains pour leur personnage est également appréciable et le fait d’être quotidiennement parmi eux aurait aidé Al Pacino à lui-même avoir l’air authentique comme cubain. Ce fut même l’occasion de révéler Michelle Pfeiffer dans l’un de ses premiers grands rôles. Le seul rôle pour lequel je ne suis pas très convaincu c’est celui de Gina par Mary Elizabeth Mastrantonio, elle s’en tire bien mais elle si proche du rôle original tenu par Ann Dvorak que c’est l’un des rares points pour lequel je préfère le film original.


Les musiques composées par Giorgio Moroder contribuent à cette ambiance unique, de l’entraînant thème d’introduction au mélancolique thème de fin tournant autour de la même mélodie lancinante, les thèmes composés pour l’occasion sont mémorables et leur utilisation est très pertinente au montage pour que les différentes parties d’un même thème soient associées aux moments opportuns. Par ailleurs, les musiques populaires de l’époque inscrivent l’ambiance dans le marbre des années 1980 pour en faire l’une des plus belles illustrations, à la condition bien sûr d’accepter une ambiance aussi décomplexée, bien évidemment.


L’expérience viscérale de Scarface ne saura jamais être réduit au nombre d’insultes ou de balles que le film débite à la minute, c’est le récit audacieux et intelligent d’Oliver Stone transposé par la mise en scène soignée et maîtrisée de Brian de Palma et porté par l’interprétation extra-ordinaire d’Al Pacino. Cette association de tout ce que je peux adorer dans un tel film en fait l’un de mes films de gangster préférés et l’ampleur de son influence me conforte dans l’idée qu’il est un incontournable de son genre et de son époque.

damon8671
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le 29 mars 2020

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damon8671

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