(une analyse succincte qui dévoile des éléments clés de l'intrigue)
"Comme l'a remarqué l'écrivain britannique Salman Rushdie quand une fatwa a été lancée contre lui, "ceux qui n'ont aucun pouvoir sur l'histoire qui domine leur vie, aucun pouvoir de la raconter autrement, de la repenser, de la déconstruire, d'en plaisanter ou de la faire changer quand les temps changent, ceux-là sont impuissants parce qu'ils ne peuvent concevoir de pensées nouvelles."" Monica Lewinski, magazine XXI été 2018.
Le même été sortent deux films qui se déroulent en 1969 et 1968 et abordent la réécriture de l'histoire. L'un est un film d'auteur dans le pire sens du terme : oeuvre d'un réalisateur qui se pique d'écrire ses propres histoires, mais qui, dans le cas de Tarantino, se contente en général d'enfiler les morceaux de bravoure sans liens, les scènes interminables à base de monologues absurdes ou d'action ampoulée, sans aucune ampleur de vision. L'autre film, qui nous occupe ici, interroge le storytelling.
"Certaines histoires blessent, d'autres guérissent." Sur les télévisions se déroulent les élections de 1968 qui mettront au pouvoir "tricky Dick", ce Richard Nixon qui a laissé à la postérité une réputation de menteur. Les histoires qui effraient servent à envoyer les enfants à la guerre (théorie des dominos, menace de l'anthrax...), ou à faire taire les lanceurs d'alertes. Ici, il s'agit de la fille internée et torturée au début du siècle par une famille dont elle voulait dénoncer les crimes : les morts causées par une fabrique de papier qui contaminait les eaux avec du mercure. Fille devenue le fantôme qui inscrit en lettres de sang dans un "cahier magique", les histoires qui accomplissent dans la réalité ses vengeances létales.
Le fantôme est celui qui a subi une injustice, la victime d'un crime caché, et par extension le perdant de l'histoire effacé des registres et de la mémoire collective ou désigné comme "méchant" (Indien, Mexicain...). La vérité maquillée en légende urbaine, reléguée au rang de "fake news".
Ce qui n'a pas empêché sa vengeance de se réaliser, n'épargnant que les servantes noires, dont la plus jeune est encore là pour témoigner en 1968. La famille dont l'entreprise criminelle a fondé cette ville a entièrement disparu, entraînant avec elle la possibilité du souvenir de ses exactions. C'est le crime fondateur oublié.
Le personnage de Ramon est astucieusement introduit : c'est "l'étranger dans la maison", celui dont la simple présence inquiète - pourquoi s'arrêter dans ce patelin? S'il n'est que de passage, est-il un tueur en série? Ses petits sourires forcés qui disparaissent dès que son interlocuteur a le dos tourné ne font rien pour nous rassurer. Mais on comprendra ensuite que ces rictus peu convaincants résultent de sa peur : il a fui la mobilisation, et souhaite éviter de se faire remarquer par plus que la couleur de sa peau.
Le film commence presque dans un drive-in par la projection de la Nuit des morts-vivants, film anti-guerre du Vietnam, et s'achève quasiment par un hommage au final de Hair, et un jeune contraint de partir mourir à la guerre. Mais il se termine également sur une paradoxale note d'espoir: après avoir libéré le fantôme de sa malédiction par le pouvoir de la vérité, en écrivant sur lui/elle un article qui a trouvé un écho public, l'écrivaine en herbe prend la route pour tenter de changer le récit, d'utiliser le cahier magique pour ramener ceux qui ont disparu. Ne serait-ce que dans la fiction.
Après la Forme de l'eau, cette production basée sur une histoire de Guillermo Del Toro manifeste à nouveau le souci de donner un fond, des résonances socio-politiques, à un film de genre. Seule une mise en scène peu inspirée empêchera probablement ce film de devenir un petit classique : les "jump scares" sont au-delà du prévisible (ce qui conjoint à l'absence de sang et au recyclage de récits relevant des légendes urbaines, laisse penser que le film vise un public de jeunes adolescents - tout en pouvant parler aux adultes), il n'y a pas d'élément visuel marquant par sa beauté ou son originalité.
Pourtant, comme j'étais en train de traquer les anachronismes (employait-on le terme "nerd" à l'époque? Y avait-il déjà des graffitis à la bombe? Doit-on les prendre comme un signe du caractère encore actuel du message du film, et/ou de la confusion temporelle de la maison?), la classique "scène du passé dont l'acteur perçoit soudain son observateur contemporain" (cf l'homme déguisé en chien qui tourne la tête vers Wendy dans Shining), m'a rappelé une idée dont j'ignorais sur le moment la provenance (un épisode d'X-files, qui l'avait piquée ailleurs), et dont je découvris avec joie l'utilisation ultérieure, particulièrement pertinente dans le cadre thématique de ce film.
Se souvenir pour éviter de répéter.
La fille de la petite bande de 1968 se retrouve emprisonnée dans le corps et dans l'époque de la fille fantôme de 1900, condamnée à revivre/rejouer la scène traumatisante où elle fut enfermée dans la cave à jamais.