« Qui ose traverser les grands fleuves ne craint pas les petites rivières. » Non, nous n’avons pas trouvé ce proverbe chinois dans un biscuit où l’aphorisme se lit autant qu’il se mange. Et pourtant, le proverbe sonne comme une évidence face à ce Séjour dans les monts Fuchun. Déployant son récit et ses plans comme l’on déroule un rouleau shanshui, le premier film de Gu Xiaogang est habité par une grâce à faire frire tous les poissons de sa rivière. C’est une œuvre qui invite à l’apaisement tout en dépeignant une société tourmentée, changeante, coincée entre tradition et modernité. Dans cette Chine en pleine transformation, on pense évidemment à Jia Zhangke et à son cinéma-témoin ; un cinéma de laissés-pour-compte qui tente d’enregistrer les mutations de son pays en faisant vivre une mémoire, en enregistrant des souvenirs collectifs, des intimités et des chocs générationnels. Gu Xiaogang se place lui aussi en fin observateur : entre nature et urbanisation croissante, entre destructions et constructions, tout s’entrelace pour dépeindre un réel qui bouge, un réel où se tissent des amours, des envies, des emmerdes, des rancœurs et des regrets. Il y a quelque chose d’Ozu ou de Naruse dans cette simple histoire de famille à l’épreuve du monde. Et peut-être aussi un soupçon de néoréalisme italien ; comme une rencontre entre le Rocco et ses frères de Visconti et Les Garçons de Fengkuei d’Hou Hsiao-Hsien. Il arrive parfois que l’on s’égare dans ce film-fleuve et que notre regard se perde entre les lieux et les êtres. Mais la sérénité de l’œuvre nous embarque, sa fluidité aussi. Les plans sont comme des paysages peints : par petites touches, par impressions, le cinéaste compose son cadre comme un miroir mouvant de la vie où s’érodent les liens du sang. Dans de sublimes plans larges, il crée un ensemble de ramifications, différents niveaux de vie et de mouvements ; et construit des plans composites où les niveaux de lecture se font double. Le temps d’une nage et d’une balade le long du fleuve, le cinéaste déploie un élégant plan-séquence, aussi ambitieux qu’il nous semble être d’une simplicité déconcertante. C’est si beau, si simple et si grand. Séjour dans les monts Fuchun semble alors nous inviter à une éducation du regard, comme s’il fallait nous apprendre à regarder, à nous émerveiller d’un rien, d’un geste, d’un morceau de vie, d’un acte de tendresse. La ville bétonnée continue de grandir mais le fleuve, lui, ne s’arrête pas de couler. Tout n’est pas encore perdu ; c’est le fortune cookie qui le dit.


Critique à lire également dans le N°2 de la revue PETIT CRI, pages 70-71

Créée

le 22 déc. 2020

Critique lue 634 fois

19 j'aime

1 commentaire

blacktide

Écrit par

Critique lue 634 fois

19
1

D'autres avis sur Séjour dans les monts Fuchun

Séjour dans les monts Fuchun
Mattchupichu77
9

Nous tenons de notre famille aussi bien les idées dont nous vivons que la maladie dont nous mourrons

Avant cette belle année de cinéma 2019, le séduisant et plutôt énigmatique titre "Séjour dans les Monts Fuchun" n'évoquait qu'une peinture célèbre de l'artiste chinois Huang Gongwang (1269/1354)...

le 23 janv. 2020

27 j'aime

Séjour dans les monts Fuchun
blacktide
7

Le Chant des Saisons

« Qui ose traverser les grands fleuves ne craint pas les petites rivières. » Non, nous n’avons pas trouvé ce proverbe chinois dans un biscuit où l’aphorisme se lit autant qu’il se mange. Et pourtant,...

le 22 déc. 2020

19 j'aime

1

Séjour dans les monts Fuchun
mymp
3

La vie est un long, très long (trop long) fleuve tranquille

Nouveau venu dans le paysage cinématographique chinois (et international puisque Séjour dans les monts Fuchun a été projeté au dernier festival de Cannes), Gu Xiaogang risque fort de rejoindre le...

Par

le 31 janv. 2020

16 j'aime

Du même critique

Mother!
blacktide
7

Le monde, la chair et le diable

Il est parfois difficile de connaître son propre ressenti sur une œuvre. Non que l’avis soit une notion subjective qui ne s’impose véritablement à nous même que par le biais des émotions, mais que ce...

le 21 sept. 2017

139 j'aime

14

Boulevard du crépuscule
blacktide
9

Les feux de la rampe

Sunset Boulevard est un monde à part, un monde où les rêves se brisent aussitôt qu’ils se concrétisent, un monde d’apparences transposant l’usine à gloire fantasmée en Gouffre aux chimères enténébré...

le 13 mars 2016

112 j'aime

16

Blade Runner 2049
blacktide
8

Skinners in the Rain

C’était un de ces jours. Oui, un de ces jours où les palpitations du cœur semblaient inhabituelles, extatiques et particulièrement rapprochées au vue d’une attente qui était sur le point de...

le 5 oct. 2017

90 j'aime

20