Il n’y a rien de pire qu’avoir un préjugé sur un film : quand il est fondé, on s’en veut d’être allé le voir. Et quand il est infondé, on s’en veut de faire encore des préjugés sur les films alors que c’est un peu notre job, la critique cinéma. Mais lorsqu’en pleine matinée, vous vous dirigez d’un pas décidé (surtout très en retard) vers la salle où vous attend un film avec en toile de fond le conflit israélo-palestinien, on peut légitimement avouer qu’il y a des perspectives plus réjouissantes pour occuper son vendredi matin. Et ce d’autant plus quand le pitch qu’on vous fournit sur les brochures officielles se limite à un laconique : « Self Made raconte l’histoire de deux femmes – l’une israélienne, l’autre palestinienne – confinées dans leur mondes respectifs. Après une confusion à un point de contrôle, elles se retrouvent à vivre la vie de l’autre ».

A posteriori pourtant, ce préjugé s’avère aussi fondé qu’infondé. Le film de Shira Geffen, présenté à la Semaine de la Critique, suit complètement cette trame narrative et est on ne peut plus conforme à ce qui est indiqué sur la brochure. Mais à l’inverse, tout le reste du film s’inscrit en contraste total avec ce qu’on pouvait en attendre. Loin du drame intimiste et dur sur la perte d’identité sur fond de guerre, Self Made est une comédie qui se revendique pleinement comme telle. Et pas n’importe quelle comédie : une comédie de l’absurde, un ballet ininterrompu de quiproquos, de contretemps, de rendez-vous manqués et de situations indécises qui confinent au ridicule assumé. L’Israélienne en question, est une artiste plasticienne reconnue, qui s’apprête à exposer sa dernière œuvre à la Biennale de Venise. La Palestinienne, quant à elle, est une ouvrière remplissant les sacs de vis qui servent à monter les meubles d’une marque de mobilier en kit dont les ressemblances avec une célèbre firme suédoise sont tout sauf fortuites. Ces deux femmes qui appartiennent à deux univers radicalement opposés vont se retrouver liées par une succession de péripéties improbables qui vont les amener à se rencontrer et au final à échanger leurs vies.

Au-delà de l’envie de ne spoiler personne, les résumer est en réalité quasiment impossible, à moins de raconter scène par scène ce Self Made. Car tous les événements qui le traversent ne sont liés par aucune continuité cohérente, et forment un réseau d’incongruités impossible à dénouer. Plus qu’avec un quelconque exemple cinématographique, le film entretient une filiation marquée avec le théâtre de l’absurde, où chaque scène obéit à sa propre logique interne, une logique impossible à replacer dans notre monde. Et à l’image des pièces d’Eugène Ionesco ou Samuel Beckett, le film de Shira Geffen est aussi une œuvre très noire. Ses héroïnes sont une artiste dépressive voyant son couple se déliter et prenant conscience de ce que toutes ses œuvres ont pu avoir comme répercussion sur sa vie intime ; et une jeune femme confrontée au spectre du terrorisme, déconnectée du réel et potentiellement capable de quitter son pays dans la journée si sa famille décide de l’envoyer vivre au Koweït.

Self Made est encore plus que ça, et fourmille de trouvailles burlesques, de seconds rôles très drôles et tous plus irréels les uns que les autres. Mais à force de s’enfoncer dans sa propre spirale de la folie, le film finit quelque peu par se déliter. Imprévisible de bout en bout, il finit par s’éloigner tellement du réel qu’on en vient à douter de ce que la réalisatrice veut dire à travers son film. Les grandes œuvres absurdes ont toujours été des prises de position par rapport au réel et à sa déconstruction. Ici, difficile de raccrocher une quelconque intrigue à quoi que ce soit qui puisse tenir lieu de message au sens large. Si le conflit israélo-palestinien est bien sensible et visible avec son poste frontière et sa cellule terroriste constituée d’une seule personne, il ne reste essentiellement qu’au stade d’arrière-plan, de décor théâtral. Self Made donne alors l’impression d’un geste de cinéma assez brillant et extrêmement surprenant, mais parfois un peu vain également. Et surtout d’un beau pied de nez à tous les préjugés qu’on peut en attendre.
cinematraque
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le 17 mai 2014

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