Série Noire.
Le titre fait inévitablement penser à la fameuse collection de romans noirs initiée par Marcel Duhamel en 1945, collection où fut justement édité le roman de Jim Thompson, Des Cliques et des Cloaques, dont le film de Corneau est l'adaptation. Jim Thompson était plutôt à la mode dans ces années 70 et même au début des années 80, puisqu'on trouve plusieurs de ses titres adaptés au cinéma : Guet-apens, par Sam Peckinpah, ou Coup de Torchon par Bertrand Tavernier. Quant à Corneau, on sait la fascination qu'il avait pour le cinéma policier américain, qu'il a su magnifiquement bien transposer en France dès ses tout premiers films (voir, par exemple, l'excellent Police Python 357, seconde réalisation du cinéaste).
Écrit par le romancier Georges Perec et réalisé par Alain Corneau, Série Noire se présente donc avant tout comme un film de passionnés. Toute l'ambiance des films noirs se retrouve ici : absence de héros, femme fatale, description d'une société immorale et violente.
Dès les premières images, ce qui frappe, c'est le cadre dans lequel se déroule le film. La France dépeinte par Corneau ici est particulièrement sinistre. Les décors de terrains vagues boueux sur fond de cités de banlieues sont rendus encore plus tristes par une photographie grisâtre. Corneau met un soin particulier à ce que rien ne soit beau. Il serait facile de prendre ça pour une faute de goût si cette grisaille ne correspondait pas à merveille à la situation des personnages. Le monde montré ici est un monde inhumain, déshumanisé. Une chose frappe : à part les personnages du film, il n'y a personne, aucun passant, aucun figurant. Série Noire se déroule dans une sorte de désert. Les personnages sont enfermés dans leur solitude et leur médiocrité. Leur vie est aussi grise que le décor.
Et sur ce terrain vague boueux, sortant d'une voiture grise, nous avons donc Franck Poupart, incarné par un Patrick Dewaere dont on ne chantera jamais assez les louanges et qui interprète ici son personnage avec un naturel et une intensité remarquables. Poupart apparaît tout de suite comme étant immature : il faut le voir, seul, mimer des scènes d'action prises, on le devine, dans des films policier ou des westerns. Le spectateur voit évoluer devant lui un grand gosse déstabilisant et imprévisible, et cette image restera constante durant tout le film, faisant de Poupart un personnage inoubliable face auquel on n'arrive pas à se situer. Corneau parvient ainsi à éviter l'écueil manichéen en nous présentant un caractère puéril, donc facilement manipulable, avec lequel on voudrait sympathiser ; mais il lui suffit de quelques secondes pour nous le montrer également brutal, tabassant sa femme, menteur, voleur... Autre preuve d'immaturité : Poupart n'assume jamais les conséquences de ses actes. Il provoque les gens, et dès qu'ils sont énervés il cherche à s'enfuir. Poupart est un fuyard : il fuit Mona la première fois qu'il la rencontre, il fuit le boxeur, il s'enferme dans une cabine téléphonique pour se protéger de Tikidès... Il est moralement faible (le film va d'ailleurs beaucoup jouer sur l'opposition entre les prétentions héroïques qui animent Poupart et sa lâche et sordide réalité), et c'est cette faiblesse qui en fait finalement un personnage typique de film noir.
Parce que, comme dans tout bon film noir, dans Série Noire, il est avant tout question de morale. Et sur ce plan-là, aucun personnage n'est capable de donner des leçons aux autres. Il y a la tante de Mona, qui monnaye sa nièce contre des services rendus. Et il y a Mona elle-même.
Voilà un autre personnage bien déstabilisant. Elle apparaît d'emblée comme contradictoire : d'un côté elle se met physiquement à nu avec une facilité déconcertante ; et, d'un autre côté, son quasi-mutisme en fait un personnage mystérieux, qui justement ne dévoile rien. C'est ce jeu remarquable sur le dévoilement qui va prendre une bonne partie du film, faisant de Mona une sorte de version moderne de Salomé ôtant ses voiles un à un avec une science consumée dans le seul but d'appâter Poupart. Mais en faire simplement une image de la séductrice méchante serait faire fausse route : comme tout bon personnage de femme fatale, Mona est également une victime, elle est l'innocence vendue, donnée même à tous ceux qui entrent dans l'affreuse maison de la tante. Si Poupart se prend pour un héros de films d'actions, on peut facilement deviner que Mona s'imagine être la princesse victime de l'affreuse marâtre dans les contes de Perrault ou des frères Grimm.
Comme dans tout film noir, il y a un aspect tragique dans ce qui se déroule à l'écran, comme si les personnages étaient victimes d'une fatalité. Finalement, il suffit des trois premières scènes pour que tout soit joué. La première séquence nous présente Poupart en grand immature se prenant volontiers pour un héros de cinéma, sur un décor de désolation sociale. La deuxième scène met en relation Poupart et Mona, avec la tante comme maquerelle. La troisième scène est à nouveau centrée sur Poupart et nous le montre comme un paumé n'hésitant pas à mentir et à piquer dans la caisse du patron, bref quelqu'un pour qui les limites morales ne sont pas fixes. Trois séquences, et tout est déjà joué. Poupart va avancer petit à petit, par étapes ; ses maigres barrières morales vont céder une à une, et Corneau n'a plus qu'à dérouler un récit particulièrement bien écrit et réalisé. Les dialogues, signés Georges Perec, ont un aspect « France des faubourgs » que n'auraient renié ni Audiard ni Blondin et sont servis par un casting extraordinaire. La rencontre entre Patrick Dewaere et Bernard Blier constitue, à elle seule, une raison suffisante pour voir le film. Marie Trintignant, dont ce sera le premier grand rôle, est magnifique, mystérieuse et vénéneuse à souhait. Et Corneau parvient à merveille à adapter aux réalités sociales françaises le genre du film noir, créant une œuvre qui n'aura qu'un succès d'estime à sa sortie mais deviendra, au fil du temps, un classique du cinéma français.