Le cinéma de Mathieu Amalric n’est pas des plus faciles à appréhender : l’opacité du silence (Le Stade de Wimbledon, La Chambre bleue) et la fragmentation (Barbara) y jouent des rôles essentiels, au profit de récits non linéaires qui se dévoilent de façon parcellaire. C’est sur principe qu’est écrit Serre-moi fort, dont le pitch proposé (« Ça semble être l’histoire d’une femme qui s’en va ») doit s’en tenir à cette frugalité pour que le film soit pleinement apprécié.
L’art de la fugue détermine ainsi toute la première partie du récit, qui voit l’échappée d’une mère de famille au volant d’une voiture hors d’âge, s’extrayant de noires montagnes pour gagner la mer. Le départ, discret, au petit matin, laisse place à un quotidien qui devra se faire sans elle : celui du lever des deux enfants et de l’organisation du père, dans une maison comme tant d’autres où rugit l’activité, les horaires, les petites embuches et les débordements de vie.
Vicky Krieps, sur le fil, se plie à merveille à cette école buissonnière qui navigue sur des gouffres mutiques : radieuse, en conquête de l’espace qui s’offre à elle, on sent d’emblée le désir ravageur avec lequel elle quitte le foyer tout en passant son temps à mettre en image la suite de la vie en son absence. Les pièces s’accumulent sans forcément se rejoindre, à l’image de ce prologue où elle jouait au Memory avec des polaroïds de la maison.
(Spoils)
Cette confusion n’a rien d’une pose : c’est, en somme, une mise en forme de la pudeur pour affronter l’insoutenable. La mère (les personnages, comme pour prolonger cette distance respectueuse, n’ont pas de prénom) vit dans une attente de deuil, d’un dégel qui pourra la confronter à ce qui n’a pas encore de réalité. Cette opacité neigeuse conditionne donc un parcours immobile au fil duquel les images des siens ne sont pas encore des souvenirs, mais un présent prolongé. L’ambivalence de cette posture n’a rien de malsain : c’est davantage la construction d’une forteresse au-dessus de l’abime. Elle explique tous les partis-pris formels : les chevauchements de son d’un espace à l’autre, la communication d’une mère avec son mari et ses enfants, et, plus troublant encore, les réponses de ces derniers. La femme entretient, dans une distance forcée, le lien avec ce qui fut le quotidien, le pérennise et lui donne, par son imprégnation, la force bouleversante des évidences perdues. La marche vers la douleur est enclenchée, sans jamais se départir de ce que fut la joie, qui, progressivement, perd de son évidence pour prendre la forme d’une écriture, d’une représentation. On comprend dès lors la place importante accordée à la musique, ou l’écriture du journal : la mère prend la mesure de la distance croissante avec son imaginaire, et la manière dont une sorte de fiction (le futur possible de sa fille, par exemple) prend malgré elle le relai. L’instant suspendu durant lequel elle touche le torse du musicien, pour retrouver la dimension charnelle d’une présence, en atteste avec une vibration bouleversante.
C’est donc à l’imaginaire de prendre acte de l’incontournable : une audition manquée, un livre brulé, des départs. Le processus du deuil suit son cours, et, après le sommet déchirant des retrouvailles au dégel, les aimés peuvent enfin devenir invisibles. Il restera la mise en voix, à travers la superbe déclaration « J’aime te regarder les yeux fermés », et la possibilité d’instaurer ce qui est désormais du domaine de la mémoire.
(8.5/10)