Avec Seules les bêtes, un thriller savamment construit qui nous emmène dans les causses cévenols, Dominik Moll renoue avec une narration toute en découpages temporels qui avait fait le succès d’Harry, un ami qui vous veut du bien.
De la chèvre d’Abidjan au bouc de Lozère
Dans un quartier populaire d’Abidjan, un jeune homme, chèvre ficelée sur le dos, frappe à la porte d’un marabout. A 5000 kilomètres de là, Alice, assistante sociale, parcourt à bord de sa petite voiture rouge les étendues enneigées du causse Méjean. Elle rend visite à Joseph, un agriculteur solitaire dont elle s’est amourachée. Elle apprécie sa belle gueule et ses grandes mains mais pas que. Michel, le mari d’Alice, un nounours qui ne décolle pas de son écran d’ordinateur, semble uniquement préoccupé par la comptabilité de son entreprise laitière. Au même moment, Evelyne, une Parisienne séjournant dans le secteur, disparaît au beau milieu du causse. Disparition face à laquelle Joseph le taiseux fait figure de coupable idéal... Nous voici plongés dans un thriller rural où, comme dans un Chabrol, chaque élément est bien identifié : la femme volage, le mari cocu et l’amant bouc émissaire.
Champ et hors-champ
Sauf que Dominik Moll, s’appuyant sur le roman éponyme de Colin Niel, tire les ficelles d’un scénario non linéaire. Une histoire à opacité variable dont les chapitres vont s’écrire à la faveur d’un subtil découpage temporel. Car le spectateur est naïf, et n’est prêt à croire que ce qu’on lui donne à voir dans le champ du récit. Ainsi, à la manière du Rashōmon de Kurosawa, les faits se dévoilent au gré de personnages sans cesse reconsidérés, le film se construisant par ailleurs sur une série de portraits assez réussis. Une partie de cache-cache qui aurait vite fait de nous rendre chèvre s’il n’y avait une rupture de point de vue, à mi-parcours du film, modifiant notre perception des personnages et nous permettant d'observer l'envers du décor.
Cau(s)se toujours tu m’intéresses
Car ici le mensonge est dans toutes les étables. La femme trompant son mari et réciproquement, la bourgeoise mentant à sa maîtresse et l’exquise amandine s'amusant de son gogo de Zorro. La vérité quant à elle n'en finit pas de se dérober comme par un effet de désemboîtement ou de zoom arrière. Elle prend la forme, au sens propre comme au figuré, d'une sorte de trou noir où chacun finira par s'abimer. Trou noir auquel répond en miroir l’œil impavide des bêtes, témoins aux premières loges de la duplicité des hommes. Dominik Moll établit par ailleurs des ponts entre des univers aussi contrastés qu'éloignés, donnant à sa fable grinçante une dimension universelle. La froideur du causse cévenol en contre-champ de la bouillonnante capitale ivoirienne. Ici les « Blancs » empêtrés dans leur misère sentimentale, là des jeunes hackers ivoiriens -surnommés les Brouteurs – désireux d'avoir leur part du bonheur et bien décidés à traire à distance les vaches à lait de l’eldorado européen.
Personnages/interprétation : 8/10
Histoire/scénario : 8/10
Réalisation/mise en scène : 8/10
8/10
Critique originale publiée sur le Magduciné