Poursuivant son travail en duo avec son fidèle scénariste Gilles Marchand - lui-même réalisateur des fascinants « Qui a tué Bambi ? » (2003) et « Dans la forêt » (2017), entre autres -, Dominique Moll, dans son dernier film, joue à bousculer bien des valeurs. De la surpopulation urbaine d’Abidjan au désert des grands Causses lozériens, le réalisateur inverse les représentations habituellement attachées aux territoires de L’Afrique et de la France. De même, le titre, repris non moins fidèlement au roman de Colin Niel qui se trouve ici adapté, malmène d’entrée de jeu la supériorité communément accordée à l’homme sur la bête, puisque, tout en préservant le mystère de cette supériorité inversée, il sera question de ce dont « seules les bêtes » sont capables, la détermination de ces capacités étant abandonnée aux soins de tout un chacun. Le jeu s’étend jusqu’au genre du film puisque, se présentant sous des dehors d’intrigue policière - un crime a été commis, qu’il faudra bien élucider -, le scénario vire rapidement au drame psychologique puis, de façon encore plus inattendue, à une forme de réflexion sur la mondialisation.
Au cœur de cette vaste entreprise de déstabilisation, celui qui voudrait circonscrire le point de départ du film serait bien en peine. Construit en un chapitrage rassurant, qui prend pour titre le nom de celui dont le point de vue est adopté, le scénario s’organise en une marqueterie précisément ciselée, qui permet que les différents récits commandés par les changements de focalisation s’encastrent parfaitement les uns dans les autres, à la manière d’une enquête qui confronterait les témoignages successifs. Approche totalement distincte de celle mise en œuvre dans le monumental « Rashomon » (1950), puisque Kurosawa s’amusait à faire entrer en contradiction les différentes versions, provoquant ainsi l’émergence de l’irréductible subjectivité humaine, qui conduira tous les acteurs d’une même histoire à écrire et mémoriser chacun sa propre histoire, inconciliable avec les autres. Rien de cela ici, où l’emboîtement des pièces est parfait. Il faut chercher la folie ailleurs, et justement dans le constant remaniement qui n’en finit pas de faire remonter plus haut la cause première de l’intrigue.
En effet, l’élément déclencheur se pose d’abord comme étant le meurtre d’une femme. L’enquête va bien vite décentrer la problématique : il aura suffi que deux couples, peut-être même trois, cessent de s’aimer ou d’entretenir leur lien pour que le déséquilibre ainsi créé mette en branle une terrible machinerie, puisque chacun va se lancer dans une quête éperdue de l’amour ou des moyens de le reconquérir. Et si la cause ultime se trouvait ailleurs encore, dans le déséquilibre phénoménal entre le nord et le sud de la planète ? Un déséquilibre qui, pareil au « sommeil de la raison » selon Goya, « engendre des monstres »...?
Tous les acteurs œuvrant à la constitution de ce puzzle sont parfaits, de Laure Calamy en assistante sociale aussi dévouée que sensible, à Denis Ménochet en paysan bourru, n’accordant toute sa tendresse qu’à l’écran plat de son ordinateur, en passant par Guy Roger « Bibisse » N’drin en « brouteur » aussi enfantin que malin, Papa Sanou en chaman arnaqueur au regard de foudre, ou encore Damien Bonnard, en jeune paysan plus à l’aise avec les bêtes et les mortes qu’avec les vivantes...
Les supposés paysans lozériens résidant sur le Causse Méjean qui porte le drame apparaissent tous taillés comme d’abominables hommes des neiges mais le peuple lozérien, bon prince, n’en tiendra pas rigueur à la directrice de casting. D’autant que la photographie de Patrick Ghiringhelli recueille superbement toute l’austère beauté des paysages du causse, ses airs insolites de steppe d’Asie Centrale lorsqu’il se tapit sous la neige et le vent ou sa fière inaccessibilité de forteresse, lorsque la caméra se tourne vers la route sinueuse dont les lacets s’élèvent à la verticale vers lui.
C’est donc à plus d’un voyage, dans l’espace et dans les linéaments du questionnement, que nous aura conviés ce dernier opus de Dominique Moll.