Très belle ouverture que celle de ce film, qui joue avec tous les codes inhérents au western avant de le propulser dans la modernité : un homme et son cheval, dans un désert avant que le ciel ne soit zébré par un avion de ligne, ou l’irruption de ce duo sur une route bitumée à la circulation dense.


Kirk Douglas se distingue donc en premier lieu comme une figure anachronique : il appartient à un autre âge, dont il reproduit les réflexes, notamment dans son rapport conflictuel à la clôture qui rappelle fortement celui qu’il avait sept ans plus tôt dans L’Homme qui n’a pas d’étoile. Sa monture semble être la seule à même de réellement le comprendre, et les voir perdus dans le trafic des berlines confère au film une mélancolie nostalgique assez touchante.


Mais cette posture n’est pas seulement temporelle : l’inadaptation du personnage est aussi sociale, et spatiale. En transit constant, Jack n’appartient à aucune structure : la femme qu’il aime (Gena Rowland brillante dans une partition subtile, alternant entre la femme émouvante et la force d’un discours lucide) est avant tout celle de son ami, et s’il va en prison, c’est volontairement, dans la perspective déraisonnable d’aider ce dernier à s’en évader. Les échanges avec ses proches sont ainsi un avertissement permanent l’enjoignant à la raison et au renoncement, auxquels il répond par un sourire qu’on connait bien au comédien (si prégnant chez Hawks, par exemple dans La Captive aux yeux clairs), mais qui se voile ici d’un aveu d’impuissance face à ses irrépressibles élans. Alors que le caractère fantasque lorgnait au départ du côté de la comédie (notamment lors d’un combat entre manchots dans un bar qui finira dévasté), l’amertume prend progressivement le dessus ; la liberté a un coût que le personnage, d’un autre temps, est prêt à assumer, quand bien même il sera le seul à en jouir.


En résulte un récit en forme de cavale, savamment construit par un montage alterné qui restera longtemps obscur, et qui voit l’avancée d’un chauffeur routier et de sa cargaison. Aucun espace ne semble pouvoir contenir l’énergie du personnage : ni la prison, ni le foyer familial. Son appartenance se limite à la selle de son cheval, qui va lui-même souffrir de l’évolution de la course sur les sentiers escarpés d’une montagne presque infranchissable. Cette ascension, violente et assez impressionnante dans les prises de vues, résume parfaitement la trajectoire en train de se dessiner : une fuite en avant, un aller-simple en dehors de toute civilisation.


Les personnages secondaires, dont cette très belle figure de shérif incarnée par Walter Mathau, ne sont finalement que les accompagnateurs passifs d’un parcours tragique. Les coups de feu, l’accident d’un hélicoptère et la dextérité auront bon faire de Jack un héros, jamais il ne pourra en tirer bénéfice. C’est dans ses passages contemplatifs, à l’image de cette séquence d’ouverture qui semblait appartenir à une autre époque que se joue la vérité de son personnage : s’attarder sur l’immuable nature, c’est faire, momentanément, un contrepoint au sursis de son existence.

Sergent_Pepper
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Nature, Social, Western, Les Tops de Dan et Road Movie

Créée

le 28 janv. 2018

Critique lue 590 fois

29 j'aime

3 commentaires

Sergent_Pepper

Écrit par

Critique lue 590 fois

29
3

D'autres avis sur Seuls sont les indomptés

Seuls sont les indomptés
Ugly
9

Le vieux Far West à l'agonie

Ce film se présente comme un "western moderne", dont la définition signifie qu'il ne se déroule pas à l'époque classique du western, soit à la fin du XIXème siècle ; il y en eut quelques-uns à...

Par

le 21 déc. 2016

39 j'aime

19

Seuls sont les indomptés
Sergent_Pepper
7

Broke Jack Mountain.

Très belle ouverture que celle de ce film, qui joue avec tous les codes inhérents au western avant de le propulser dans la modernité : un homme et son cheval, dans un désert avant que le ciel ne soit...

le 28 janv. 2018

29 j'aime

3

Seuls sont les indomptés
Morrinson
8

Down by law

Seuls sont les indomptés est un film intimement lié à l'univers et aux codes du Western sans en être un véritable représentant. Une charnière à la dimension allégorique, symbolisant la fin d'un âge...

le 28 mars 2015

26 j'aime

9

Du même critique

Lucy
Sergent_Pepper
1

Les arcanes du blockbuster, chapitre 12.

Cantine d’EuropaCorp, dans la file le long du buffet à volonté. Et donc, il prend sa bagnole, se venge et les descend tous. - D’accord, Luc. Je lance la production. On a de toute façon l’accord...

le 6 déc. 2014

774 j'aime

107

Once Upon a Time... in Hollywood
Sergent_Pepper
9

To leave and try in L.A.

Il y a là un savoureux paradoxe : le film le plus attendu de l’année, pierre angulaire de la production 2019 et climax du dernier Festival de Cannes, est un chant nostalgique d’une singulière...

le 14 août 2019

716 j'aime

55

Her
Sergent_Pepper
8

Vestiges de l’amour

La lumière qui baigne la majorité des plans de Her est rassurante. Les intérieurs sont clairs, les dégagements spacieux. Les écrans vastes et discrets, intégrés dans un mobilier pastel. Plus de...

le 30 mars 2014

618 j'aime

53